18.01.2011 | Thomas Noack

Un projet de territoire pour la Suisse

Dans les années à venir, pouvoirs publics et maîtres d'ouvrage privés devront investir des milliards de francs dans la réalisation et l'entretien d'infrastructures et de bâtiments divers. Pour que ces investissements profitent au développement territorial souhaité et à la compétitivité du pays, il faut un projet de territoire porteur, qui bénéficie d'une large adhésion et lie les acteurs concernés. Une contribution au débat.

Revenons en arrière: en 1973, la conférence des chefs de service de la Confédération élaborait une conception directrice de l'aménagement du territoire national baptisée "CK 73", qui établissait une hiérarchie claire entre agglomérations, villes et communes. Cette conception ne fut jamais mise en Suvre. D'une part, les compétences nécessaires manquaient et, d'autre part, le projet était trop éloigné de la réalité. En 1996, l'ancien Office fédéral de l'aménagement du territoire présentait la Suisse comme un réseau de villes bien reliées entre elles - une Suisse urbaine capable de régater avec les autres grandes villes européennes. Un grand pas vers la concrétisation de cette vision fut accompli avec Rail 2000. Avec le recul, on est frappé de voir que la Suisse était encore, dans une large mesure, pensée comme une "île". La mise en réseau des agglomérations d'importance internationale avec les métropoles européennes, pourtant cruciale dans une économie de la connaissance, ne faisait pas partie des réflexions. En 2005, le rapport publié par l'Office fédéral du développement territorial (ARE) parvenait à la conclusion que le développement du territoire national n'était, en l'état, pas durable, et proposait quatre scénarios pour l'avenir. Ce rapport allait servir de base au projet de territoire élaboré par l'ARE en collaboration avec les cantons et les villes d'une certaine importance - projet qui a été présenté le 21 janvier 2011 et maintenant est en consultation pour cinq mois.

Les enjeux du projet de territoire

Afin que les efforts puissent se concentrer sur les enjeux essentiels et que tous les acteurs concernés puissent y travailler de manière coordonnée, il faut que le projet de territoire identifie les territoires de projet d'intérêt national et les principales tâches de l'aménagement du territoire en Suisse. Sont à qualifier d'intérêt national les tâches de planification complexes et interdisciplinaires qui jouent un rôle clé pour le développement futur du pays. Les régions et domaines thématiques concernés se caractérisent par le fait qu'ils seront affectés par de profondes transformations et que leur évolution sera déterminante pour l'ensemble de la Suisse. Les tâches en question dépassent en outre les compétences des acteurs individuels. Voici ce que cela implique pour le projet de territoire à élaborer:

  • Il faut prendre acte du fait que le territoire suisse est limité. Il ne suffit plus de répondre aux évolutions en cours par des restrictions. Il s'agit de développer des solutions porteuses pour un territoire toujours plus densément peuplé et utilisé.
  • Les infrastructures de transport, conçues pour la plupart il y a une trentaine d'années, parviennent à leurs limites - y compris, sur les grands axes et dans les grands centres, hors des heures de pointe. Il incombe aux professionnels de déterminer dans quelles conditions il est possible de construire quels ouvrages supplémentaires.
  • Il appartient à la Confédération de créer les conditions nécessaires pour que les changements qui s'imposent puissent s'opérer, et de veiller à une bonne péréquation entre les collectivités territoriales. A cet égard, il est primordial que le projet de territoire fournisse un cadre à l'ensemble des politiques sectorielles fédérales.
  • La Suisse est une petite partie de l'Europe, avec laquelle elle entretient des relations toujours plus denses. Cette tendance semble devoir s'accentuer encore - avec toutes les conséquences économiques, sociales, politiques et territoriales que cela implique. Le projet de territoire de la Confédération doit montrer comment éviter les dangers liés à cette évolution, et comment tirer parti des occasions qu'elle offre.

Dans le but de contribuer au débat, les paragraphes suivants décrivent, en les illustrant par des exemples, quelques-uns des territoires et tâches évoqués.

Territoires de projet d'intérêt national

  • Espaces métropolitains
    Les trois espaces métropolitains de Bâle, de Zurich et de l'Arc lémanique sont les moteurs économiques du pays. Avec le passage d'une industrie de production à une économie basée sur le savoir, ils sont de plus en plus exposés à la concurrence que se livrent les métropoles du monde entier pour attirer entreprises et personnel qualifié. A cet égard, des facteurs comme l'accessibilité internationale, la performance des réseaux de transport locaux, la proximité des hautes écoles et des centres de recherche et, bien sûr, la qualité de vie, revêtent une importance croissante. L'une des grandes tâches d'intérêt national consiste à assurer à long terme, à travers une politique d'aménagement ciblée, la performance et l'attractivité des espaces métropolitains. Pour ce faire, il convient d'améliorer le fonctionnement des villes-centres, de préserver le patrimoine bâti, de créer des espaces publics attrayants et d'assurer la qualité des espaces de détente de proximité - autant d'objectifs qui requièrent un réseau de transport performant. Avec la Conférence métropolitaine dont elle s'est dotée, la métropole zurichoise dispose d'un organisme capable de traiter des questions d'aménagement du territoire auxquelles est confronté cet espace économique de premier plan. Les études-tests en cours permettront de débattre d'un large éventail d'idées et de visions pour les secteurs à développer. Les cantons, villes et communes impliqués pourront ainsi se forger une représentation commune des qualités fonctionnelles et spatiales de l'espace métropolitain, ainsi que de leur répartition géographique. Sur cette base, ils élaboreront, au cours d'un processus à plus long terme, un projet de territoire concret, qui cadrera aussi bien le développement de l'urbanisation et des infrastructures de transport que celui des principaux secteurs stratégiques. En matière de transports, l'enjeu central réside dans la définition d'orientations stratégiques communes en vue de concentrer les efforts sur les moyens de locomotion à développer en priorité.
  • Régions frontalières
    Deux des trois espaces métropolitains de Suisse touchent les frontières nationales et entretiennent d'étroites relations fonctionnelles et économiques avec les régions limitrophes des pays voisins. Après des années d'efforts pour assurer un développement territorial transfrontalier coordonné, les résultats restent embryonnaires et les difficultés considérables. Néanmoins: les régions frontalières sont des territoires à fort potentiel et représentent, du fait de leur importance et de leur complexité, des périmètres d'intervention d'intérêt national. Elaborer avec les voisins des solutions communes, tout en sachant que leur mise en Suvre se heurtera à des obstacles politiques massifs, est un défi qui requiert de grandes compétences techniques et méthodologiques, une volonté affirmée de faire avancer les choses et un fort soutien politique. Dans la région frontalière du nord-ouest de la Suisse, l'Exposition internationale d'architecture IBA Basel 2020 offre l'occasion de débattre, sur la base de projets de haut niveau, du développement urbanistique et territorial de la région au-delà des frontières. De tels projets représentent une contribution majeure à un aménagement porteur et créatif de notre cadre de vie.
  • Espaces de transit
    La réalisation des NLFA engendre de profondes transformations dans les régions du couloir de transit nord-sud. L'accessibilité nationale et internationale des lieux situés sur le réseau ferroviaire à grande vitesse s'en trouve fortement modifiée. En forçant le trait, on peut dire que Zoug devient la banlieue de Milan. Il en résulte, en termes d'attractivité, des occasions uniques, dont il s'agit de tirer parti. Le développement que cela implique, au niveau local, en matière d'urbanisme et d'infrastructures, doit répondre à de hautes exigences qualitatives, tant sur le plan fonctionnel que formel. Le long du couloir nord-sud, il s'agira de maîtriser les nouveaux impacts liés au bruit et à l'urbanisation. Les communes concernées devront orienter leur développement en fonction de celui des points nodaux du réseau de transport longue distance, qui représentent les centres économiques du futur. Les qualités qu'offrent ces régions en matière d'habitat et de détente devront être préservées à long terme. La Suisse investit près de 30 milliards de francs dans le développement de ses infrastructures ferroviaires. Ces investissements devront aussi profiter aux régions concernées. Le canton d'Uri a déjà réagi de façon exemplaire à ces défis: eu égard au futur tracé de la voie de raccordement à la NLFA et aux risques et occasions qui en résultent pour la partie inférieure de la vallée de la Reuss, il a lancé, en 2007, des études-tests destinées à identifier les perspectives de développement correspondantes à court, moyen et long terme. La tâche s'est révélée ardue, car il s'agissait de déterminer comment la réalisation d'infrastructures d'importance régionale, cantonale, nationale et européenne dans un espace très exigu - le principal bassin de vie du canton - pouvait être coordonnée avec les enjeux d'urbanisme, de paysage et de protection contre les crues. En cernant, à travers différents scénarios, les marges de manSuvre disponibles, les résultats des études-tests fournissent une précieuse base pour la mise en Suvre politique et technique des projets. En matière de trafic routier, cependant, l'étranglement causé par le tunnel à une voie du Gothard reste non résolu - d'où l'urgence de planifier la rénovation de cet ouvrage. Cette entreprise ne doit toutefois pas être abordée comme un simple projet routier, mais en relation avec les enjeux du développement territorial, les besoins futurs en matière de transports et la nécessité de faire de la ressource rare qu'est le sol un usage durable - surtout dans une région comme la vallée de la Reuss.

Tâches d'intérêt national

  • Liaisons avec les métropoles européennes
    L'une des grandes tâches d'intérêt national consiste à raccorder la Suisse aux réseaux internationaux de transport à grande vitesse. En plus de développer et d'entretenir le réseau ferroviaire performant qui relie les villes suisses, il est primordial, pour maintenir l'attractivité de ces dernières, de développer les liaisons rapides avec les métropoles européennes.
  • Aéroports
    Comme mentionné plus haut, on observe, au niveau international, une interdépendance croissante entre économie et recherche. Dans l'actuel contexte de concurrence entre régions métropolitaines, la performance des aéroports internationaux revêt une importance toujours plus grande. L'augmentation du trafic aérien entraîne cependant une intensification des conflits liés à l'utilisation du territoire. D'une part, la bonne accessibilité internationale des localités proches des aéroports accroît leur attractivité et, partant, la pression qu'elles subissent en matière d'urbanisation. D'autre part, les conflits liés au bruit et les questions de sécurité deviennent des enjeux cardinaux du développement économique des espaces métropolitains. En tant qu'autorités de planification, les communes et cantons concernés sont dépassés, et les instruments dont ils disposent - plans directeurs et d'affectation - ne suffisent plus. La résolution des problèmes qui se posent aux alentours des aéroports internationaux requiert de nouvelles modalités de recherche du consensus et d'implication de la population, ainsi que la prise en compte de l'évolution technologique de l'industrie aéronautique.
  • Etablissements de formation d'importance nationale
    Une autre grande mutation en cours est la transformation de notre économie en une économie du savoir. Dans ce contexte, rester compétitif implique d'avoir recours à la ressource "connaissance". Il faut pour cela des scientifiques et spécialistes très bien formés en comparaison internationale, ainsi que des instituts de recherche reconnus au niveau mondial. Avec ses universités, ses nombreuses hautes écoles spécialisées et ses deux écoles polytechniques fédérales, la Suisse jouit d'une excellente réputation. Assurer à ces institutions un environnement qui leur permette de continuer d'accomplir, dans les décennies à venir, un travail de cette qualité, représente également une tâche d'intérêt national. La Confédération devra mener des réflexions analogues dans le domaine des soins médicaux.
  • Energie
    La problématique de l'énergie représente l'un des grands défis du XXIe siècle. Dans ce domaine, les solutions porteuses ont un impact considérable sur le territoire. Le projet de territoire devra identifier les besoins et possibilités y relatifs.

Pistes méthodologiques

Au cours des prochaines années, la répartition des compétences au sein de la Confédération changera probablement peu. L'adoption d'un projet de territoire à l'échelle nationale ne signifie nullement que la Confédération doive assumer la fonction d'"aménagiste en chef". Elle devra cependant identifier les régions et tâches présentant un intérêt national, ainsi que les stratégies avec lesquelles affronter les défis à venir. Dans les territoires concernés, c'est à elle qu'il incombera de diriger le processus de recherche de solutions. Dans les développements qui précèdent, il a déjà été à plusieurs reprises question des méthodes et instruments adéquats. Les problèmes à résoudre posent des exigences méthodologiques élevées. Il s'agira de favoriser la collaboration interdisciplinaire entre des professionnels hautement qualifiés. Qualités urbanistiques et architecturales, concepts de maîtrise de la mobilité, aspects économiques et connaissances issues des sciences sociales devront être également pris en compte. Il faudra en outre parvenir à rendre les résultats compréhensibles pour les profanes - tels qu'en sont souvent, dans notre pays, les acteurs politiques - et à débattre objectivement des conséquences des solutions proposées. La méthode des études-tests, telle qu'elle s'est établie ces dernières années, recèle un potentiel considérable pour la résolution des problèmes d'aménagement évoqués. Elle consiste à confier à plusieurs équipes de professionnels l'élaboration, en réponse à des problèmes de planification concrets, d'un éventail de solutions envisageables, sur la base d'approches différentes mais avec un niveau d'approfondissement comparable. A cet égard, il est primordial que l'analyse des problèmes fasse partie intégrante du mandat. Le fait que le processus soit suivi par des experts favorise la production de connaissances et permet d'identifier le potentiel et les risques que comportent les planifications concrètes. La présentation des résultats et des discussions menées par les experts aide les acteurs en charge de la planification à trouver des solutions politiquement défendables. La mise en Suvre des résultats des études-tests reste toutefois un grand défi, aussi convaincants soient-ils du point de vue technique. Aujourd'hui, les acteurs sont souvent pieds et poings liés parce que le cadre légal en vigueur n'est pas conçu pour un développement actif et créatif du territoire. L'un des enjeux majeurs des prochaines révisions de la loi fédérale sur l'aménagement du territoire sera non seulement d'édicter des mesures efficaces pour lutter contre le mitage du territoire, mais aussi de créer des instruments adaptés à un aménagement du territoire créatif et axé sur la recherche de solutions.

Conclusion

L'analyse le montre: en matière d'aménagement du territoire, les prochaines années réservent de grands défis, qui nécessiteront de concentrer les ressources disponibles sur les régions et tâches les plus importantes. Il faudra pour cela disposer d'un projet de développement territorial contraignant et courageux, qui identifie les principaux domaines d'intervention et puisse servir de base aux choix de localisation et aux décisions d'investissement. Dans les domaines et régions d'intérêt national, c'est à la Confédération de prendre la direction des opérations, les tâches en question étant en effet trop complexes pour que les cantons ou les communes puissent s'en acquitter seuls et dans le cadre des structures existantes. La méthode des études-tests s'est révélée parfaitement adaptée à la résolution de problématiques complexes. Si la Confédération parvient, grâce à cette méthode, à développer avec les cantons, communes, experts et autres acteurs concernés, des solutions concertées dans les régions à forts enjeux, les chances de succès sont grandes. Eu égard à leurs compétences reconnues, les associations professionnelles comme la SIA sont, elles aussi, appelées à jouer un rôle moteur. Ce rôle peut consister à accompagner les procédures sur mandat des autorités compétentes, et à mettre à disposition des professionnels et experts qualifiés.

Thomas Noack, Dr ès lettres, aménagiste MAS/EPFZ; depuis le 1er juin 2010, délégué SIA à l'aménagement du territoire


Thèses

Le Plateau est en passe de former une seule et même ville
1. Les espaces métropolitains, les villes et leurs banlieues doivent être développés, densifiés et requalifiés selon des modèles résolument urbains.
2. Les secteurs centraux des villes suisses doivent être reliés par un réseau routier et ferroviaire performant. Il s'agit d'accroître la capacité actuelle des liaisons nord-sud et est-ouest. Dans les villes, les transports publics sont prioritaires.
3. Les paysages encore largement intacts, les réserves naturelles et les grands domaines agricoles doivent être protégés et aménagés en zones de détente de proximité. Les rives des lacs et des rivières doivent être rendues accessibles au public.
4. La forêt doit être protégée au niveau national, et aménagée selon des critères écologiques, sociaux et économiques. Dans la zone d'attraction des secteurs bénéficiant d'un haut niveau de desserte, elle doit faire l'objet d'une pesée des intérêts en présence. Les éventuels défrichements doivent être compensés sur le Plateau même.
5. Les sites assumant des fonctions d'intérêt national, tels qu'aéroports, établissements de formation et hôpitaux, doivent être développés sous la houlette de la Confédération, de même que les corridors destinés au transport international de biens et de personnes.

Les Alpes deviennent le Central Park de l'Europe
1. Les villes alpines ne sont à développer qu'aux endroits exceptionnels. Leur qualité urbaine et résidentielle doit être améliorée. Les stations alpines doivent faire l'objet d'efforts soutenus.
2. La desserte doit être maintenue sur le plan fonctionnel et améliorée sur le plan qualitatif, mais pas étendue.
3. Espace naturel de grande valeur et espace de détente attractif, le paysage alpin doit être préservé et traité en conséquence.
4. Si le succès économique n'est pas au rendez-vous, un exode démographique représente, sur les plans social, écologique et économique, une meilleure solution qu'une redistribution des ressources dans le cadre de la politique régionale.

Le Tessin est le "jardin d'hiver de la Suisse"
1. Le développement de la région, qui constitue la banlieue de la métropole milanaise et fait partie du couloir de transit nord-sud, doit être coordonné.
2. Ses qualités et sa fonction d'articulation entre la métropole milanaise, les lacs et l'espace naturel des vallées alpines doivent être préservées.

Le Jura devient un parc naturel et de randonnée d'importance nationale
1. Il s'agit de faire labelliser les parcs et de compléter l'Inventaire fédéral des paysages, sites et monuments naturels d'importance nationale (IFP).
2. Le développement industriel de la région doit se concentrer sur certains produits de niche.