16.07.2010 | Sonja Lüthi

«L'aménagement du territoire n'a jamais instauré la rareté»

Une nouvelle série d'interviews, aujourd'hui avec le secrétaire général Hans-Georg Bächtold.

«Vous les reconnaîtrez à leurs actes», est une sentence que vous employez volontiers. Dans cet esprit, quel bilan tirez-vous de votre première année comme secrétaire général de la SIA?
La SIA est un extraordinaire réseau de savoirs qui réunit beaucoup de gens fascinants. Ses organes, ses commissions, son personnel et ses membres rassemblent des compétences pointues en matière d'environnement naturel et construit en Suisse - bref, elle constitue un think-tank pour utiliser un terme à la mode. Mais c'est à l'avenir qu'elle doit aujourd'hui se mesurer: face aux multiples défis qui l'attendent, la SIA doit répondre à des questions fondamentales, établir des priorités et programmer leur mise en oeuvre. La direction a donc confié la réévaluation de l'organisation à un groupe de travail. Ce processus dialogique est bien avancé - mais pas encore terminé et entériné. Les divers organes d'une association doivent être intégrés; les changements statutaires approuvés par l'assemblée des délégués. La concrétisation ou les actes, justement, viennent après.

WEC 2011: Enginneers power the world

Un des engagements concrets de la SIA est sa participation à la «World Engineers' Convention» WEC 2011, qui se tiendra du 4 au 9 septembre 2011 à Genève. Quel est le rôle de la SIA dans ce congrès et qu'en attend-elle?
Avec Swiss Engineering UTS, Electrosuisse, la SATW (Académie suisse des sciences techniques), et la FTAL (Conférence spécialisée Technique, Architecture et Life Sciences des HES), la SIA est l'une des cinq associations faîtières impliquées dans cette manifestation. Les questions centrales qui y seront abordées portent sur les défis énergétiques mondiaux et les solutions porteuses qui se dessinent dans ce domaine, avec les prestations d'ingénierie qui les sous-tendent et la contribution que les concepteurs peuvent apporter à une gestion durable des sources d'énergie. Les thèmes principaux du congrès ont été définis en conséquence: mobilité, développement urbain, bâtiment, formation, ainsi que les trois facteurs inhérents à toute exploitation énergétique, soit la transformation, le stockage et le transport des ressources. La vocation internationale de l'événement justifie en outre la présentation de projets phares - également sur sol suisse - et la diffusion des meilleures pratiques au niveau mondial. Exemple: la cabane du Mont-Rose, un bâtiment quasiment autosuffisant à 3000 mètres d'altitude.

Vous-même n'êtes pas spécialiste des questions énergétiques, mais aménagiste. En quoi l'aménagement du territoire peut-il répondre aux problèmes abordés par la WEC-2011?
L'une des questions essentielles se pose ainsi: comment utiliser les instruments de la planification territoriale pour aménager des espaces de vie économes en ressources? Pour cela, il faut réaliser le "pays des courts trajets", en bâtissant des villes peu gourmandes en énergie et qui exploitent les sources alternatives. Des pans de ville entiers devraient donc être démolis, puis reconstruits en fonction de ces impératifs, tout en améliorant bien sûr leurs qualités urbanistiques - un sacré défi.

Mauvaise répartition des tâches

Défi pour l'heure impossible à relever, non seulement en raison des rapports de propriété et des lois en vigueur, mais aussi des outils de planification. Dans un article pour TEC21 10/2010, vous parliez de défauts dans la distribution des tâches.
En 1979, la Confédération a adopté une loi sur l'aménagement du territoire, qui en faisait une tâche essentiellement dévolue aux cantons. Or ceux-ci se sont simplifié la besogne en confiant l'établissement des plans d'affectation aux communes, si bien qu'aujourd'hui ces dernières disposent à la fois de prérogatives fiscales et territoriales. Un défaut de répartition qui nous amène à la question fondamentale: qu'est-ce qui pourrait bien motiver une commune à économiser des surfaces? Leur propre logique les pousse au contraire à multiplier l'offre de parcelles bien situées pour augmenter leurs revenus fiscaux. Cette stratégie est encore favorisée par le fait que, hors impôts, les prix fonciers suisses stagnent depuis 1980, alors qu'ils ont enflé jusqu'au centuple dans les pays limitrophes. L'augmentation du prix reflète la raréfaction d'un bien. Or nous n'avons jamais instauré la rareté! A cela s'ajoute la faiblesse intrinsèque des cantons, puisque c'est d'abord sur le terrain communal que les parlementaires s'engagent pour leur élection. La Confédération elle-même est démunie, car les cantons refusent - à bon droit - qu'on se mêle de leur planification territoriale. Ainsi, des plans directeurs récemment approuvés à l'échelon fédéral "avec des réserves majeures" - exemple Glaris - constituent une véritable catastrophe! C'est la raison pour laquelle - comme vient de le confirmer une étude d'"Avenir Suisse" - les grandes villes réalisent les meilleures planifications. A Genève par exemple, le plan d'affectation est l'affaire du canton et à Bâle-Ville, qui ne réunit que trois communes, ville et canton ne font pratiquement qu'un.

Un des objectifs du «Projet de territoire suisse» est le développement d'une stratégie coordonnée par-delà les différents niveaux institutionnels impliqués. Qu'en attendez-vous?
Rien - à moins que les Chambres fédérales ne lui confèrent force obligatoire. Les ratés de notre aménagement du territoire résident dans l'application des directives. S'y ajoute un problème sur lequel nous n'avons guère de prise: nous sommes confrontés à une augmentation de la population, couplée à une demande accrue de surface par personne, soit à une empreinte humaine qui s'étend de façon exponentielle. Concrètement, cela veut dire que la commune s'agrandit d'abord en s'étalant, mais sans attirer de contribuables supplémentaires pour financer cette croissance.

Justement, la couverture des coûts d'infrastructure est également devenue un problème aigu en Suisse. Les gens seraient par exemple prêts à prendre davantage le train, mais l'offre ferroviaire bute déjà sur ses limites de capacité. Que faut-il faire?
Là encore, une réflexion erronée est à l'origine du problème. Après avoir constaté les effets de l'élargissement du trafic automobile, on a décidé de faire de même avec le train. Les communes nouvellement raccordées à un réseau ferré régional disposaient d'un énorme potentiel et l'ont exploité. Mais les gens n'ont pas délaissé la voiture pour le train. C'est le contraire qui s'est produit: ils sont quitté la ville pour s'étaler en surface et des banlieues se sont créées. L'article 15 de la loi recèle un problème supplémentaire: les communes définissent toujours les zones à bâtir pour une période de quinze ans et le font en adaptant leurs plans aux développements enregistrés au cours des quinze dernières années. Pour le dire de façon imagée, nous avançons le regard fixé sur des rétroviseurs et ne faisons que programmer l'offre!

Risque d'une loi dépourvue de mordant

Qu'attendez-vous de l'actuel projet de révision partielle de la LAT?
Encore une fois, la LAT a plus de trente ans. La loi est bonne, les instruments sont bons, mais les problématiques ont changé. A l'époque, on avait un espace rural à développer, maintenant on est face à un territoire urbain qu'il s'agit de reconstruire. Les nouveaux enjeux décisifs en matière d'aménagement concernent l'organisation de l'agglomération, la planification en espaces fonctionnels, ainsi que les valeurs culturelles du bâti. Après l'échec du projet de révision totale, quelques personnes ont déposé l'initiative dite "pour le paysage", dont le charme est indéniable et qui est tout à fait applicable - ce qui la rend précisément dangereuse. Le moratoire qu'elle préconise permettrait en effet de continuer à exploiter des réserves constructibles mal placées, au lieu de les remplacer par des zones à bâtir implantées aux endroits appropriés comme le recommandent la SIA et la FSU. La Confédération a donc été contrainte à une réaction rapide. En juin 2009, l'élaboration d'un contre-projet, qui est déjà devant les Chambres, a été rondement menée. Ce texte est sûrement juste dans ses principes, mais le temps manque pour lui assurer un lobbying politique efficace. A l'issue de ce compromis précipité et une fois le projet raboté sous tous ses angles, je vois donc un risque majeur de voir soumettre au peuple une loi sans mordant opposée à une initiative qui ne manque pas d'attraits.

Instruments de pilotage efficaces

Sur le plan de l'aménagement, quels sont à votre avis les outils effectivement susceptibles d'inscrire le développement territorial et urbain dans une perspective durable?
Il nous faut une série d'outils de simulation qui éclairent complètement les contextes en jeu: quelle affectation et quelle densité un lieu peut-il soutenir? Avec quels retombées pour le voisinage, la consommation d'énergie et la mobilité? Qu'une zone industrielle et commerciale soit destinée à accueillir une halle de stockage en gros avec un emploi à la clef ou un poste de travail dans les services nécessitant 20 m2 de surface de plancher brute constitue une information primordiale, mais dans la pratique la question demeure souvent irrésolue. Au final, on se retrouve ainsi confronté au problème de savoir si le parking verra sortir cinq voitures par jour ou 1700. Jusqu'ici, on a avant tout planifié l'affectation des sols! Pour le Dreispitzareal à Bâle, nous aurions par exemple souhaité implanter beaucoup plus de logements, mais afin d'éviter l'augmentation du trafic, on a finalement opté pour des entrepôts. Les tests de planification constituent un autre instrument très performant. Les idées y sont impitoyablement examinées sous l'angle de la concurrence. Enfin, nous n'avons pas seulement besoin de "planificateurs" compétents, mais aussi de "bâtisseurs" techniquement aguerris. Il ne suffit pas de concevoir nos villes, il faut aussi les réaliser! Et si les cantons se décidaient finalement à régler la "répartition des bénéfices" liés aux plus-values dégagées dans le cadre de travaux d'aménagement, la planification territoriale disposerait là d'un levier très efficace.

Limites de la planification territoriale

A quelles limites se heurte la planification territoriale? Où est-t-elle en mesure et en droit d'intervenir et en quoi n'a-t-elle pas voix au chapitre?
L'aménagement du territoire ne peut s'immiscer dans la fiscalité et n'est en principe pas non plus à l'origine de nouvelles lois. On a dit autrefois que l'organisation du territoire ne devait pas modeler la société. Aujourd'hui, on est forcé d'admettre qu'elle doit bien sûr garder en vue les besoins du corps social, mais non sans exercer une certaine pression sur quelques-unes de ses composantes. L'aménagement territorial peut avant tout structurer des espaces de manière à les rendre conviviaux pour leurs usagers et, éventuellement, amener les humains à une gestion prudente des ressources. Ma conception de l'espace s'inspire de l'espace libre comme potentialité.

L'aménagement du territoire demeurera-t-il un sujet prioritaire de la SIA en 2011?
Assurément. A la suite de la révision de la LAT, la planification territoriale restera un enjeu crucial, d'autant que les problèmes ne s'amenuisent pas: augmentation de la population, demande de surfaces accrue, nombre de propriétaires en hausse, mobilité croissante& l'aménagement du territoire ne s'apparente pas à un sprint, mais à une course de fond.
Notre conversation a débuté par la maxime «Vous les reconnaîtrez à leurs actes». Mais pour que les choses se décantent, il faut leur en laisser le temps. Cela s'applique aussi au développement organisationnel de la SIA.

Bref portrait

Né à Schaffhouse en 1953, Hans-Georg Bächtold s'est formé comme ingénieur forestier et aménagiste à l'EPFZ. Dès 1980, il a été actif dans l'enseignement et la recherche à l'Institut pour l'aménagement local, régional et national de l'EPFZ et a dirigé le bureau Oekogeo AG à Schaffhouse. Entre 1992 et 1998, il a siégé au Grand Conseil du Canton de Schaffhouse. En 1998, il a été nommé urbaniste cantonal de Bâle-Campagne, où il a dirigé le Service de l'aménagement. Bächtold est membre de la SIA depuis 1982, membre du conseil éditorial de TEC21 depuis 2001 et secrétaire général de la SIA depuis juin 2009.

Série d'entretiens avec des membres de la direction

Quelles sont les idées et les perspectives qui animent la SIA et par quelles personnalités sont-elles portées? Une nouvelle série d'interviews de membres de la direction explore ces questions. Après l'entretien avec le président de la SIA Daniel Kündig, le présent numéro donne la parole au secrétaire général Hans-Georg Bächtold.