13.08.2010 | Sonja Lüthi

«La dualité n'existe plus»

Interviews avec Andrea Deplazes.

Deux fils conducteurs déterminent votre parcours professionnel: une passion marquée pour la mise en Suvre de l'architecture et un fort engagement dans le domaine de la formation. Quelles sont pour vous les qualités de ce métier et en quoi une formation doit-elle y pourvoir?
J'exerce comme architecte et j'enseigne l'architecture et la construction à l'EPFZ. J'incarne donc une pratique du métier conforme au profil revendiqué par la SIA dans sa position sur les questions de formation: architectes et ingénieurs sont des acteurs qui réfléchissent et agissent en toute indépendance et sont, de ce fait, (co)responsables de la qualité et de la durabilité de notre environnement bâti. Ils sont capables de concevoir et planifier des projets intégrés et novateurs en travaillant dans un cadre interdisciplinaire, puis de les traduire en solutions concrètes afin de réaliser des ouvrages pleinement opérationnels. A mon sens, ce va-et-vient entre compétences théoriques et pratiques est un trait essentiel du métier d'architecte ou d'ingénieur et constitue le fondement d'une culture architecturale de valeur. Et la formation doit logiquement refléter et transmettre ce double ancrage.

Perte d'autonomie

Dans votre livre («Architektur konstruieren») vous écrivez: «La plus grande réussite à laquelle une haute école peut prétendre, c'est de pousser les étudiants à devenir autodidactes.» Pourriez-vous développer cette affirmation?
Le système de formation suisse s'appuie fortement sur des comportements mimétiques et, pour diverses raisons, l'apprentissage autonome se voit hélas réduit à la portion congrue. Exemple éloquent: quelque 1800 étudiants sont actuellement inscrits en architecture à l'EPFZ; c'est un effectif record, mais il est certainement deux fois trop élevé par rapport aux ressources à disposition! La qualité de la formation en pâtit inévitablement et les énergies se focalisent là où "ça paie". Conséquemment, les étudiants considèrent le poly comme une école et non comme un creuset universitaire, dont la vocation est d'entraîner et de cultiver la pensée autonome - soit la démarche autodidacte. Les circonstances favorisent cette dérive: les plans d'examens sont devenus extrêmement contraignants et il s'agit sans cesse d'accumuler des crédits. Introduit avec la réforme de Bologne, ce système des crédits me paraît particulièrement pernicieux dans la mesure où il détourne du contenu. En exagérant à peine, on peut dire que Bologne a réduit l'esprit d'indépendance à la recherche de la meilleure manière d'engranger efficacement des points.

La formation n'est pas une devise

La majorité des acteurs concernés semble d'accord pour dire que la réforme s'est fourvoyée, mais pas sur le fait que les dérives doivent effectivement être imputées au système de Bologne lui-même.
Revenons un peu en arrière: une des idées fondamentales de Bologne était de créer un programme de coordination destiné à faciliter les échanges internationaux au niveau universitaire. Intention louable a priori, même si les universités ont toujours pratiqué l'échange entre elles. Il s'agissait donc de trouver comment fluidifier au maximum cette mobilité et cela a motivé l'introduction du système européen des crédits de formation. Avec quelques problèmes immédiats: qui juge la qualité de la formation? Comment classer les écoles? Les établissements traditionnellement assimilés à la "ligue A" craignent la relégation ou une dilution de leur profil, tandis que des écoles de "troisième ligue" espèrent une promotion. Au fond, les crédits sont une espèce de devise commune: leur valeur nominale est partout la même - comme 50 euros en Allemagne équivalent à 50 euros en Grèce - mais leur pouvoir d'achat diffère totalement d'un pays à l'autre. Or contrairement à l'euro, dont l'introduction a été strictement encadrée et coordonnée par l'Europe politique, la mise en Suvre des crédits instaurés par la réforme de Bologne a été laissée aux différents États. Ces derniers s'en sont eux-mêmes déchargés sur leurs institutions de formation, qui tentent maintenant d'en tirer le meilleur parti. Si j'en crois mon expérience à l'EPFZ, ce système n'a pas seulement entraîné davantage de mobilité institutionnalisée - assortie d'exigences accrues - entre universités, il a aussi nettement augmenté le volume de travail lié à l'évaluation des candidats et multiplié les frustrations. Un exemple: plus du quart des étudiants inscrits à mon cours de deuxième année à l'EPFZ sont des étudiants en mastère d'autres universités qui n'ont pourtant pas le niveau requis pour être directement admis dans notre propre programme de mastère. A ce stade, je peux répondre ainsi à votre question: la réforme dite de Bologne se trouve aujourd'hui réduite à ce système de crédits - le remettre en question, c'est donc remettre en question la réforme elle-même. Mais un élément autrement décisif revêt un poids prépondérant dans l'évolution qui nous occupe: dans toute l'Europe, les principes de Bologne ont été appliqués à partir d'un schéma universitaire, qui n'a jamais pris en compte le modèle de formation dual. Or cette dualité est à l'origine même de la qualité de la construction en Suisse! Comme la SIA l'exige dans sa prise de position, la nécessité absolue de maintenir la double filière a toujours fait l'unanimité parmi les groupes d'experts SIA. Mais comme Bologne a imposé des missions universitaires aux anciens ETS, la formation duale a été complètement vidée de son sens. A la place des ETS, nous avons maintenant des "mini universités" et des "formations light".

La survie a pris le pas sur la réflexion

N'aurait-il pas été possible d'exclure les ETS de la "bolognisation"? En d'autres termes: dans quelle mesure l'enterrement du modèle dual, respectivement la transformation des ETS en HES, sont-ils le fait de décisions et de logiques internes?
L'intention de départ était de profiter de la transition de Bologne pour réorienter et clarifier aussi le paysage suisse des formations en architecture et ingénierie. La refonte devait s'appuyer sur une étude ad hoc réalisée par Stefan Bieri, ancien membre du Conseil des EPF aujourd'hui chargé de la réorganisation des HES. L'idée au centre des débats était celle de trois îles, soit une par région linguistique - les deux EPF et l'Académie de Mendrisio - auxquelles viendraient s'amarrer les HES, également appelées à se compléter au niveau des contenus enseignés. Cette base a motivé la création du Conseil d'architecture suisse, qui réunit toutes les universités et hautes écoles spécialisées, et dont la tâche est d'harmoniser les programmes et les profils des différentes institutions. C'est là que des réalités politiques entrent en jeu, qui expliquent la situation à laquelle nous avons finalement abouti. Comme les HES relèvent de la sphère cantonale, les cantons financièrement aisés ne se sont pas contentés de transformer leurs ETS en HES: ils ont promu leurs écoles au rang d'universités, tandis que les cantons pauvres envisageaient la fermeture des leurs. Dans un réflexe de survie qui n'avait plus rien à voir avec la complémentarité visée par une refonte disciplinaire cohérente, les établissements menacés se sont dès lors mis à développer les programmes les plus aberrants. Alors que l'objectif initial - et la finalité de Bologne - était justement d'endiguer la prolifération des cursus, la Suisse se retrouve aujourd'hui avec un nombre plus élevé que jamais de hautes écoles au profil difficilement lisible. Ainsi - et pour autant que nous tenions effectivement à maintenir notre modèle de formation dual - le principal problème issu de Bologne concerne donc moins les universités traditionnelles, dont les contenus n'ont pas été fondamentalement modifiés, mais bien les HES. Or si nous abandonnons la dualité, nous nous acheminons à coup sûr vers les conditions qui prévalent par exemple aux USA où, dans le meilleur des cas, les professionnels des études pour la construction sont encore des fournisseurs d'idées, mais n'ont plus un mot à dire au niveau de la réalisation.

Filière de formation asséchée

...une séparation des tâches, qui se développe malgré tout en Suisse et qui est aussi motivée par des considérations économiques et pratiques.
Là, je suis d'un autre avis. L'évolution des processus d'étude et des outils de conception amène aussi les industriels et les entrepreneurs de la branche à intensifier les échanges entre théorie, recherche et pratique avec les concepteurs. Le problème réside dans la déliquescence de la formation duale: c'est comme si nous marchions sur une seule jambe! Nous n'avons pratiquement plus que des architectes de formation académique. Autrefois, le diplômé ETS classique commençait par acquérir un solide bagage de dessinateur en bâtiment avant de s'inscrire au Tech, où des enseignants versés dans les applications techniques lui transmettaient le savoir pratique nécessaire à la direction de chantier par exemple. La plupart de ces maîtres ont entre-temps pris leur retraite ou sont partis, et une majorité de diplômés EPF les ont remplacés au sein des HES. Bien que hautement qualifiés, ces derniers ne professent toutefois que le type de savoir qu'ils ont eux-mêmes acquis. A cela s'ajoute que le traditionnel apprentissage de dessinateur en bâtiment est aujourd'hui menacé par les efforts d'économies engagés par les cantons. Certains parlent de le fusionner avec celui de dessinateur en génie civil, d'autres envisagent carrément de l'abandonner. Mais la goutte d'eau qui fait déborder le vase est le concept de "passerelle" établi à la suite de la réforme de Bologne: chacun peut à tout moment se réorienter vers la filière de son choix. Politiquement, l'idée est séduisante. Dans les faits, cela veut dire qu'après un apprentissage de boucher sanctionné par une maturité professionnelle, on peut maintenant s'inscrire dans une HES pour être architecte trois ans plus tard. Après avoir obtenu un bachelor HES, certains décident de poursuivre dans une filière EPF renommée, avec pour résultat que les effectifs estudiantins gonflent, que le niveau de la formation se dégrade et que dans la pratique, on se retrouve avec trop de diplômés issus du moule académique. Mais qui voudrait encore devenir chef de chantier? De nos jours, un chef de chantier est l'équivalent d'un kamikaze auquel on n'accorde guère de considération, et il est devenu aléatoire de se former convenablement à ce métier. Soit la formation est dispensée au sein d'une école pour techniciens, soit elle s'acquiert - en haute école - dans une filière de management. Or un chef de chantier n'est pas un gestionnaire de processus de construction, mais quelqu'un qui est effectivement sur un chantier! Sa position et ses compétences doivent être assurées par une formation en HES solidement ancrée dans les réalités de la construction. Au fond, le modèle dual en péril peut être comparé à une voie de chemin de fer dont on n'aurait entretenu qu'un seul rail: le second étant brisé, le déraillement est programmé.

Venons-en à la conclusion...
(rire) Si seulement.

Ce qu'il faut faire

Que doit-on faire?
Je vais brosser un tableau sciemment pessimiste: la dualité de notre système de formation n'existe plus dans les faits. Si, dans l'année qui vient, le Conseil d'architecture suisse ne parvient pas à définir des contenus complémentaires et à les ancrer dans les filières de formation correspondantes, nous pourrons faire le deuil du modèle dual! Il faut être bien clair: l'accord entre les représentants de toutes les universités et hautes écoles de Suisse au sein du Conseil représente une dernière chance, "the last line of defence"! Et si nous n'arrivons pas à nous entendre au sein de la profession, personne ne pourra dire que le politique nous a imposé quoi que soit. Car les instances politiques ne sont jamais intervenues au niveau des contenus. Si, en revanche, le Conseil aboutit à un consensus, il reviendra aux responsables politiques de consolider le système de formation en y inscrivant fermement le modèle dual. Et selon moi, le rôle de la SIA est de convaincre les politiciens concernés des retombées fatales que l'abandon de la dualité aurait sur les professions d'architecte et d'ingénieur et, à plus long terme, sur la qualité de notre environnement construit.

Andrea Deplazes

Né en 1960 à Coire, Andrea Deplazes a obtenu son diplôme d'architecte EPFZ auprès de Fabio Reinhardt en 1988. La même année, il fonde avec Valentin Bearth le bureau d'architecture Bearth & Deplazes. De 1988 à 1997, il a enseigné à la HTW de Coire. Depuis 1997, il est professeur d'architecture et de construction à l'EPFZ, où il a notamment conduit le "Studio Monte Rosa" et dirigé le département d'architecture de 2005 à 2007. Membre de la direction de la SIA depuis 2003 et président de la commission pour la formation, il est responsable de ce domaine prioritaire pour la SIA.

Série d'entretiens avec des membres de la direction

Quelles sont les idées et les perspectives qui animent la SIA et par quelles personnalités sont-elles portées? Une nouvelle série d'interviews de membres de la direction explore ces questions. Après le président de la SIA Daniel Kündig et le secrétaire général Hans-Georg Bächtold, le présent numéro donne la parole à Andrea Deplazes, architecte et professeur à l'EPFZ.