17.09.2010 | Sonja Lüthi

Gérer le statu quo ne suffit plus

Interview avec Adrian Altenburger.

Sonja Lüthi: Monsieur Altenburger, depuis l'obtention de votre diplôme il y a quelque vingt ans, vous êtes confronté aux enjeux posés par les ressources et l'efficience énergétiques. Vos expériences vous incitent-elles à l'optimisme?
Adrian Altenburger: En matière d'énergie et de développement durable, je suis aujourd'hui plus optimiste. La visibilité politique de ces questions et l'importance que leur reconnaît la société en général se sont en effet accrues au cours des dernières années. Pour la nouvelle génération d'ingénieurs et d'architectes, et aussi nombre de maîtres de l'ouvrage, la durabilité d'un projet est en passe d'acquérir le même poids que sa valeur fonctionnelle ou économique. Le fait d'avoir ouvertement admis la nécessité d'agir me paraît suffisant pour envisager l'avenir avec plus de confiance.

Début d'une nouvelle phase de développement

D'après les professionnels de la première heure, les réponses étaient connues il y a trente ans déjà. Mais le débat s'est enlisé. Pourquoi?
Les problèmes sont effectivement identifiés depuis longtemps, mais les conditions n'étaient apparemment pas réalisées pour faire passer le message. Des changements sont entre-temps intervenus à différents niveaux. En voici un bref rappel:
Au cours de la période qui va des années 50 aux années 70, nos sociétés occidentales ont connu une formidable croissance, dans laquelle les énergies fossiles - considérées comme inépuisables et durablement bon marché - ont joué un rôle non négligeable. Depuis lors, le niveau de vie qui en a résulté s'est pour l'essentiel maintenu et l'on assiste pratiquement à une gestion du statu quo. Cela se reflète également sur la scène politique, qui n'est plus animée par des acteurs engagés dans un développement substantiel et constant - tels les ingénieurs ou les diplômés en sciences naturelles -, mais principalement par des juristes et des économistes. Ceux-ci ont optimisé l'administration, développé la place financière et généré beaucoup de richesse - sur le plan monétaire. En revanche, la création de valeur globale, issue de la recherche de progrès tangibles, s'est arrêtée. C'est pourtant le type de croissance qu'appelle aujourd'hui la pression exercée par la globalisation. Face à des ressources limitées, les équilibres entre l'offre et la demande se sont en effet radicalement modifiés au cours des vingt dernières années. Ainsi, les prix pétroliers longtemps stabilisés à un niveau très bas ont récemment connu des envolées sans précédent. Or nos sociétés civiles centrées sur le capital réagissent très nerveusement à ce genre de signaux économiques, sans doute destinés à se multiplier. Parallèlement à cette évolution, les technologies appliquées ont tout de même débouché sur un certain nombre de perfectionnements. Pour prendre l'exemple des installations du bâtiment, l'on dispose aujourd'hui de solutions compétitives avec des systèmes à basse température pour le chauffage et haute température pour la réfrigération, complétés par les pompes à chaleur, le refroidissement naturel et les sondes géothermiques du côté de l'approvisionnement. L'ensemble de ces observations indique que nous sommes aujourd'hui au début d'une nouvelle phase de développement et de transformation. Dans la perspective du pic pétrolier et compte tenu des menaces qui pèsent sur le climat, la question centrale sera de savoir combien de temps il nous reste pour opérer ce renouvellement.

Pour que ce processus de transformation déploie ses effets, il faudrait d'abord que les experts parviennent à se mettre d'accord. Le débat énergétique tient souvent de la guerre des tranchées: nucléaire contre hydraulique, maison zéro énergie contre bâtiment sans rejet de CO2 etc.
De mon point de vue, la question n'est pas combien d'énergie, mais quelle énergie. A terme, il s'agit de développer résolument le parc immobilier en direction des énergies renouvelables - la majorité des experts s'accorde là-dessus - et l'énergie nucléaire n'en fait évidemment pas partie. Cela étant, il faut rester honnête en matière d'énergies renouvelables en les exploitant systématiquement là où leur rendement est aussi le plus élevé possible sur le plan économique. Avec la force hydraulique, la Suisse dispose par exemple d'un agent énergétique extraordinaire à côté duquel les apports solaires ou éoliens demeurent marginaux, tandis que ceux-ci offrent un potentiel très important dans le Sahara ou les zones côtières. Il n'en demeure pas moins que dans notre culture démocratique de base, il y aura toujours des intérêts particuliers qui s'opposent à l'extension d'installations hydrauliques. Face à de tels conflits d'intérêts ou aux guerres de tranchées que vous évoquez, il faut retenir une chose: la problématique énergétique est de nature stratégique; or il n'est pas possible de résoudre des questions stratégiques en tenant compte d'intérêts particuliers. Il faut une direction politique crédible, qui abandonne la recherche de consensus pour se concentrer sur ce qu'il est juste de faire dans un contexte spécifique.

Meilleure visibilité des ingénieurs en installations techniques du bâtiment

Dans la perspective que vous dessinez, qu'est-ce qui vous a motivé à rejoindre la direction de la SIA il y a bientôt un an?
Outre le désir personnel de donner à mon tour quelque chose à l'association qui m'a beaucoup apporté, j'ai surtout agi en qualité d'ingénieur spécialisé. Par rapport aux responsabilités croissantes qu'ils assument dans la construction d'ouvrages - une moyenne de 20% des coûts relève aujourd'hui des applications techniques - les ingénieurs en installations du bâtiment restent fortement sous-représentés en nombre et en voix. Cela tient aussi à leur formation: contrairement aux deux autres disciplines clés pour la construction que sont l'ingénierie civile et l'architecture, leur branche est exclusivement enseignée au niveau des hautes écoles spécialisées - dont une seule en Suisse. Et la filière ne compte que quelque vingt diplômés par an en moyenne pluriannuelle. C'est sans comparaison avec le nombre d'architectes et d'ingénieurs civils qui terminent chaque année leur cursus dans les huit HES, les deux EPF ou à l'Académie de Mendrisio, et sans comparaison non plus avec l'importance croissante de leur domaine de spécialité, qui a donc grand besoin d'être davantage valorisé y compris au sein de la SIA.

Pas de recherche appliquée par le biais des normes

A côté de votre tâche de responsable des questions énergétiques au sein de la direction SIA, vous présidez la commission centrale des normes et règlements (ZNO/CNR). Où faut-il mettre en Suvre des normes et des règlements et que peut-on en obtenir?
Les normes SIA sont à la fois des références reconnues et la garantie d'une haute qualité de construction. Elles n'ont certes pas force de loi, mais déploient des effets juridiques pertinents en cas de dommage. Cela suffit apparemment à leur conférer un rôle de garde-fous qui justifie leur très large application. Des opinions divergentes existent sur l'opportunité de normes qui ne se "borneraient" pas à refléter les savoirs techniques établis, mais inciteraient aux développements. Ma position est que le label de qualité incarné par la SIA est bien trop précieux pour être galvaudé dans des expériences aléatoires. La définition de "l'état de la technique" peut certainement être élargie du côté de l'innovation, mais ne doit en aucun cas inclure la recherche appliquée; autrement dit, la pointe de l'iceberg ne peut servir de modèle général d'application. Si une marge de manSuvre plus étendue est souhaitée pour illustrer des démarches pionnières, elle est offerte par les documentations et les cahiers techniques. Et il est toujours possible qu'une documentation se mue en un cahier technique qui, une fois établi, sert finalement de base à une nouvelle norme. Ce type d'approche ascendante me paraît constituer la stratégie adéquate pour asseoir des développements novateurs et faire bouger le marché.

Les précieuses normes systémiques de la SIA pourraient se trouver reléguées toujours plus en marge par le flux des normes européennes sur les produits. Comment la normalisation gère-t-elle cette situation?
Il est exact que la normalisation européenne est fortement dominée par des normes de produits. Mais la collection des normes de la SIA ne se trouve nullement marginalisée ou menacée par ce flux! L'Europe nous oblige uniquement à nous conformer aux normes CEN. Autrement dit, tant que nos règles conservent une longueur d'avance - comme c'est le cas aujourd'hui - nous gardons la liberté d'élaborer des normes nationales. Les Européens nous envient même souvent notre recueil de normes, qui englobe toutes les règles essentielles avec une relative concision. Car une norme produit introduit évidemment beaucoup plus de limites, tout en étant dépourvue de la portée systémique justement requise pour la construction durable. Sur le plan européen, s'y ajoute le problème quasi-insoluble de réunir sous un même toit l'état des techniques dans 27 états membres, marqués par un spectre de diversités qui vont de la Roumanie à l'Allemagne. On n'y parvient qu'en visant le plus petit dénominateur commun, ce qui est très insatisfaisant.

Stratégie adoptée par la commission pour l'énergie

La nouvelle commission pour l'énergie de la SIA a tenu sa réunion inaugurale le 20 août. Quels sont les premiers enjeux et plans stratégiques retenus?
La première séance a été précédée d'une enquête auprès des membres paritairement élus de la commission pour évaluer leurs positions concernant notamment le Modèle énergétique élaboré par la SIA et les priorités qui en découlent. Afin de jouer efficacement son rôle de conseil stratégique de la direction SIA en matière d'énergie et de flux de ressources, la commission - qui ne siège que trois fois par an - a commencé par identifier et prioriser les thèmes à traiter. Analyses et discussions ont assez clairement montré que - contrairement aux nouvelles constructions, qui remplissent déjà assez facilement le critère d'une tonne de rejets CO2, respectivement les exigences liées à une société à 2000 watts - la nécessité d'Suvrer au renouvellement durable du parc immobilier constituait la première urgence. La commission se focalisera donc d'abord sur les méthodes de transformation de bâtiments existants et élaborera à l'intention de la direction SIA des recommandations pour éliminer ou réduire les obstacles qui s'y opposent. Elle se penchera notamment sur les entraves relevant du droit de la construction, sur les besoins de formation et de perfectionnement professionnels, les conditions cadres technico-économiques, voire la pondération de facteurs liés au cycle de vie des ouvrages.

Horizon 2060

Pour terminer, quelle est votre vision pour 2060?
Cinquante ans, c'est trop long pour émettre un avis sous forme de pronostic. Comme je le disais au début, je pense que nous entamons une nouvelle phase de développement. Si la volonté est là et que les nécessités économiques se font pressantes, d'importantes innovations sont non seulement concevables, mais elles s'avéreront indispensables au maintien du bien-être acquis. Ma vision idéale pour 2060 serait la suivante: la dépendance aux énergies fossiles a disparu, en tous cas dans les applications stationnaires; la méga centrale solaire dans le Sahara - solution indiscutablement justifiée du point de vue thermodynamique et physique - est une réalité et substitue les agents fossiles actuels par de l'électricité renouvelable injectée dans un réseau intégré; les questions d'approvisionnement durable en énergie se sont donc affranchies des schémas de pensée nationalistes et l'énergie est partout disponible à des conditions économiques et écologiques soutenables.

Adrian Altenburger

Né en 1963, ingénieur ETS CVC et titulaire d'un diplôme MAS EPF en architecture, Adrian Altenburger est partenaire et membre de la direction de Amstein + Walthert AG, l'un des plus grands bureaux d'ingénieurs suisses spécialisé dans les applications techniques pour le bâtiment. A côté de nombreux autres engagements associatifs et institutionnels, il a été à la tête de la Société suisse des ingénieurs en technique du bâtiment de 2007 à 2009. Depuis novembre 2009, il préside la commission centrale des normes et règlements de la SIA (ZNO/CNR) et assume la responsabilité du thème prioritaire Énergie au sein de sa direction.

Série d'entretiens avec des membres de la direction

Quelles sont les idées qui motivent la SIA et les personnalités qui l'animent? Une nouvelle série d'interviews des membres de la direction interroge les fondements de leur engagement. Après le président Daniel Kündig, le secrétaire général Hans-Georg Bächtold et le président de la commission de la formation Andrea Deplazes, la parole est au plus récent élu au sein de la direction, Adrian Altenburger, ingénieur spécialisé en installations techniques du bâtiment.