19.05.2022 | sia online | Laurène Kröpfli

Regard juridique sur la preuve

Lorsqu’elle est envisagée d’un point de vue légal, la notion de preuve relève du casse-tête juridique pour tout non-juriste. Et cette impression n’est d’ailleurs pas tout à fait fausse : même un expert en la matière ne saurait la contredire totalement. En effet, ce sujet dont la complexité n’a d’égale que l’importance figure déjà au programme des étudiants en droit. Le caractère essentiel de la preuve tient aux règles fondamentales du droit procédural et substantiel. Quel est le degré de preuve requis ? À qui incombe la charge de preuve ? Qui doit fournir les preuves ? Voici quelques questions sur lesquelles les juristes en devenir doivent plancher.

Qui ne prouve pas, perd

Une fois leur diplôme obtenu, celles et ceux qui pensaient pouvoir oublier la question seront cruellement déçus. En vertu de l’art. 55 du Code de procédure civile (CPC), les parties sont tenues d’alléguer les faits sur lesquels elles fondent leurs prétentions et de produire les preuves qui s’y rapportent. Autrement dit, qui n’est pas en mesure d’apporter la preuve de ce qu’il ou elle souhaite faire valoir a perdu d’avance — ce qui se traduit dans le jargon juridique par « conséquence de l’absence de preuve ». L’art. 8 du code civil (CC) stipule d’ailleurs que « chaque partie doit (…) prouver les faits qu’elle allègue pour en déduire son droit. » Il existe certes des exceptions, car les régimes de preuve varient d’un domaine du droit à l’autre. Pour les prétentions relevant d’un contrat d’entreprise respectivement d’un mandat (ou d’un contrat mixte au sens de l’art. 1001-1), le principe suivant s’applique : qui affirme un fait doit en apporter la preuve.

Illustrons le principe par un exemple concret :

Clothaire Duluc, architecte ETH/SIA a décroché un mandat de prestation globale portant sur une maison unifamiliale avec garage souterrain à St.-Litige-les-plans JU.

Le 1er mars 2021, Amaury Muret et Clothaire Duluc ont conclu un contrat d’entreprise fondé sur la norme SIA 118 portant sur l’exécution de prestations artisanales sur la nouvelle construction.

Peu après, les travaux commencent, et le 15 avril 2021, Amaury adresse à Clothaire une première facture intermédiaire jointe à un courrier. Amaury en justifie le montant de 162 000 CHF par des prestations supplémentaires découlant d’avenants et de demandes de modifications (articles 1-3) exigés par le maître de l’ouvrage. Ni ce dernier ni Clothaire ne reconnaissent la validité de ces prétentions. Amaury engage alors des poursuites, mais Clothaire forme opposition. Les poursuites d’Amaury étant de ce fait suspendues, il intente une action en reconnaissance de la dette auprès du tribunal compétent.

Ce qu’Amaury prouve…

S’il veut que le tribunal lui donne raison, Amaury doit être en mesure de justifier ses prétentions. Il expose donc ses arguments comme suit.

Concernant les articles 1-2, Amaury avance que Clothaire a donné son feu vert à la mise en œuvre des articles 1-2 le 28 mars 2021, l’article 3 ayant été validé ultérieurement à l’oral. Amaury indique que les articles 1-2 ne figuraient pas dans le descriptif de prestations, ceux-ci correspondant à des travaux supplémentaires pour lesquels les parties se seraient entendues en passant un accord le 28 mars 2021. Celui-ci prévoyant un prix d’ouvrage fixe, il n’a pas été nécessaire d’établir de métré.

Amaury a donc articulé son argumentation autour des éléments de preuve suivants :

  1. la validation des articles 1-3 communiquée explicitement, oralement et à l’écrit, par le maître de l’ouvrage, respectivement son représentant, Clothaire ;
  2. une convention datant du 28 mars 2021, en aval du contrat d’entreprise, portant sur des travaux supplémentaires à rémunérer forfaitairement conformément aux dispositions qui y figurent.

Et pourquoi cela ne suffit pas ...

Malheureusement pour Amaury, ses arguments n’ont pas convaincu le tribunal. En effet, le contrat d’entreprise passé entre les deux parties prévoit que l’exécution de travaux supplémentaires doit être explicitement confirmée par écrit. Amaury aurait donc dû être en mesure de prouver que l’article 3 a été validé sur papier puisque la forme orale n’est pas valide. En outre, le contrat d’entreprise s’appuie sur la norme SIA 118, dont l’article 39 stipule que la facturation des articles 1 et 2 doit se faire au prix unitaire. Pour faire valoir sa rémunération, il aurait dû présenter un métré tel que défini à l’art. 141 et s. de la norme SIA 118. Amaury n’a pas été en mesure de démontrer qu’un accord a été passé le 28 mars 2021 pour convenir d’une facturation forfaitaire, l’élément de preuve « accord du 28 mars 2021 » ne constituant qu’un document établi unilatéralement. Au regard du contrat d’entreprise passé le 1er mars 2021, Amaury n’aurait pas dû interpréter l’absence de réponse à son courrier respectivement sa requête portant sur la tarification forfaitaire des travaux supplémentaires relatifs aux articles 1-2 comme un consentement tacite.

Afin que son argumentation soit recevable par le tribunal, le contrat d’entreprise existant aurait dû être « renversé » par l’établissement d’un nouveau contrat ou d’un avenant établi expressément entre les deux parties. Ce document aurait dû apporter la confirmation écrite de la validation des articles 1-3 et du fait que les articles 1-2 sont à rémunérer forfaitairement, contrairement à ce qui figure dans le contrat d’entreprise du 1er mars 2021. Amaury n’a pu mettre en évidence ni l’existence d’un avenant signé par les deux parties, ni d’un métré. En vertu de quoi le tribunal a conclu que ses prétentions ne sont pas légitimes et qu’il ne peut exiger le versement de la somme litigieuse.

Cet exemple fictionnel se fonde sur les cas suivants (en allemand) :