12.06.2013 | tracés | Interview avec Eric Frei

«La SIA est éminemment politique»

Il n’est pas toujours facile de définir clairement le moment où une action devient politique et quand elle est appropriée. Dans l’entretien que nous lui consacrons, Eric Frei, membre du comité, explique les raisons pour lesquelles l’architecture est, selon lui, une composante de la vie politique, pourquoi la SIA doit s’engager sur ce plan et comment elle peut préserver son indépendance.

Sonja Lüthi: Monsieur Frei, vous décririez-vous comme un homme politiquement engagé?

Eric Frei: Je ne suis pas politiquement actif, au sens d’appartenance à un parti. Mais si, par politique, on entend ce qui a un rapport à la société organisée, à la collectivité telle qu’elle se construit, alors je suis politiquement engagé. En effet, ayant une influence déterminante sur l’organisation de notre communauté, l’architecture est, à mon avis, une composante essentiellement politique. Je suis en outre convaincu que la réalité collective engendre des problèmes qui exigent des réponses techniques qui ne soient pas tributaires de logiques partisanes.

Lors d’une émission Arena sur le thème de la révision de la loi sur l’aménagement du territoire (LAT), le conseiller national, Jean-François Rime, a sous-entendu devant les architectes que leur influence était marginale, puisqu’ils ne faisaient quoiqu’il en soit qu’exécuter ce que le mandant exige d’eux. Cette assertion reflète une prise de position signifiant que les architectes ne seraient que des prestataires. D’autres acteurs dicteraient, selon lui, la marche à suivre.

Estimer que l’influence de l’architecte est marginale est une erreur politique! Il est exact que les architectes sont chargés de réaliser une commande, ce qui ne signifie pas qu’ils soient de simples exécutants. Un bâtiment contribue toujours à l’organisation de l’espace public, c’est pourquoi les architectes ne construisent pas exclusivement pour leurs clients mais aussi pour la collectivité. Leur responsabilité est donc de réfléchir aussi en permanence à la valeur ajoutée que leur ouvrage apporte au public. En effet, c’est précisément cette différence décisive entre l’architecture et la simple construction, à savoir l’élaboration intellectuelle d’un concept architectural, qui contribue à la valorisation de notre environnement.

A l’occasion de la votation sur la révision de la LAT, la SIA a, pour la première fois au cours de son histoire, mené un lobbying politique, ce qui a déclenché aussi des réactions critiques éparses de la part de ses membres. Dans quelle mesure une association telle que la SIA peut-elle et doit-elle, à votre avis, avoir une activité politique?

Selon moi, la SIA doit s’engager activement en politique, si, par politique, on entend l’organisation de la communauté. La SIA participe à la qualité de notre environnement construit et devient, en cela, éminemment politique. Mais j’insiste à nouveau: cela n’a rien à voir avec la politique de parti. La SIA n’a pas le droit de défendre des intérêts d’obédience politique. Elle doit au contraire avoir un engagement transparent et professionnellement solide. Ainsi seulement nous garantirons notre indépendance. Nous devons exercer un lobbying politique, mais en ayant toujours conscience de cette indépendance professionnelle!

Dans le secteur de l’énergie, de nombreux thèmes polarisent fortement le débat. L’énergie nucléaire en est un exemple révélateur. Dans quelle mesure la SIA doit-elle s’engager sur ce terrain et où établissez-vous la ligne de partage du point de vue thématique?

Je pense que la SIA ne peut s’engager de manière indépendante que si elle se cantonne à ses propres disciplines. Concernant le nucléaire, la situation est en fait dominée par des convictions souvent personnelles, aux orientations politiques diverses. D’une manière très générale, l’énergie est, à l’heure actuelle, probablement le thème majeur de la SIA présentant la plus grande complexité. C’est pour cette raison qu’un conseil d’experts SIA énergie a été créé en 2010, qui conseille le comité en matière de stratégie énergétique. Mais je reconnais qu’il est difficile de décider où placer les limites thématiques.

L’un des thèmes stratégiques de la SIA, où l’engagement de l’association semble clairement défini, est la passation des marchés. Il s’agit ici, en premier lieu, de garantir des procédures loyales et transparentes. La création d’un Observatoire des marchés publics (OMP) – en 2006 dans le canton de Genève et au début de l’année dans le canton de Vaud – a permis de réaliser de gros progrès dans ce domaine en Suisse romande. Pourriez-vous nous présenter cet outil en détail?

L’OMP, c’est-à-dire l’Observatoire vaudois des marchés publics (OVMP) dans le canton de Vaud et la Commission des concours et des appels d’offres (CCAO) dans le canton de Genève, sont des associations que ces deux sections cantonales de la SIA ont créées conjointement avec des associations partenaires. L’objectif de ces observatoires est de soumettre à un contrôle toute acquisition publique d’une prestation intellectuelle de services se déroulant dans le canton. Ce contrôle est réalisé par des professionnels, qui connaissent bien la législation cantonale et les règlements de la SIA. L’évaluation est au final attribuée de manière simple, au moyen d’un smiley – de vert pour très bien à rouge pour mauvais, en passant par orange pour médiocre – et mise gratuitement à disposition de tous les membres des associations. Les smileys ne sont pas contraignants mais ont une simple fonction d’information. L’OMP n’entend pas jouer aux gendarmes ni appeler ses membres au boycott! L’objectif premier est d’instaurer une culture du dialogue entre le maître d’ouvrage, le mandant et le centre de conseils. Cette stratégie semble payante: à Genève, où la CCAO opère désormais depuis sept ans, la qualité des procédures a pu être considérablement améliorée (1).

La SIA prévoit-elle un élargissement de l’OMP à d’autres cantons ou même à toute la Suisse?

En Romandie, les autres cantons ont déjà manifesté leur intérêt. Les perspectives sont bonnes: l’OMP pourrait bientôt couvrir toute la Suisse romande. En Suisse alémanique, la section de Zurich a lancé ses premiers pourparlers avec plusieurs associations et le comité de la SIA devrait, je pense, être intéressé à introduire un observatoire national des marchés publics de services. Il me paraît important cependant que le contrôle continue à s’effectuer au niveau cantonal. D’une part, parce que les lois sont différentes selon les cantons et que, d’autre part, les échanges à l’échelle cantonale sont beaucoup plus directs et efficaces. Toutefois, cette procédure a besoin du soutien organisationnel et financier de la SIA.

Avec l’OMP et les Journées SIA de l’architecture et l’ingénierie contemporaines (ex-15n), deux projets importants de la SIA sont ancrés en Romandie. Mais de manière très générale, la Suisse romande se distingue actuellement par un fort dynamisme. Comment expliquez-vous cet essor?

Tout d’abord, la Romandie est une minorité en Suisse, et les minorités doivent sans cesse s’impliquer davantage pour se faire entendre. A cela s’ajoute le fait que les architectes et les ingénieurs romands ont eu, jusqu’à récemment, beaucoup moins de travail que leurs homologues alémaniques. Si l’on compare par exemple deux bureaux d’études forts d’une expérience de près de vingt ans, le bureau zurichois a édifié deux fois plus d’ouvrages que le bureau romand. La Romandie rattrape actuellement son retard, p. ex. dans le domaine des infrastructures. Elle est en outre très ouverte sur l’étranger, ce qui favorise un essor qui n’est, du reste, pas seulement déterminé par la croissance, mais marqué par une grande créativité et une force d’innovation.

Nous avons jusqu’ici beaucoup parlé de politique en général. Quels sont vos engagements personnels?

A mon avis, l’un des problèmes majeurs auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui est la tendance excessive à la spécialisation. L’architecte est désormais de plus en plus considéré non comme un généraliste, mais comme un spécialiste, d’où une marginalisation croissante. L’architecte n’étant plus sollicité que pour des phases déterminées, le processus de planification et de construction se réduit à une succession de prestations de spécialistes dans laquelle aucun ne conserve une vision globale. Notre profession n’est du reste pas la seule à faire face à cette évolution. Selon la FMH, les médecins sont, à l’heure actuelle, en butte à des problèmes similaires: au lieu d’être examiné tout d’abord par un généraliste, le patient se dirige directement vers un spécialiste, ce qui a pour conséquence une augmentation massive des dépenses de la santé. 

Comment en sommes-nous arrivés là? La profession des architectes a-t-elle laissé passer une étape de son évolution?

L’une des raisons réside certainement dans le fait que nous sommes confrontés à une complexité grandissante, mais aussi que nos mandats s’étendent dans le même temps sur de très longues périodes. A la différence d’autres professions, le processus d’apprentissage sur le tas est très ralenti. Les architectes ont ainsi tendance à déléguer aux experts les domaines spécialisés dont ils ont la responsabilité mais pour lesquels ils n’ont pas le savoir-faire. De ce fait, une partie croissante des compétences qu’ils devraient en fait posséder leur est perdue.

Qu’opposez-vous à cette spécialisation à outrance?

Attention, je ne dis surtout pas qu’il ne faut pas de spécialistes. Mais je suis profondément convaincu que la juxtaposition de prestations de spécialistes ne garantit pas forcément la qualité d’un projet. En revanche, une vision globale, la capacité de synthèse et la maitrise de l’ensemble de l’ouvrage sont décisives pour la qualité du projet. Et cette capacité est, en règle générale pour les projets de construction, fournie par l’architecte au travers du concept architectural, de la bonne idée qui doit initier tout processus de planification. Négliger de plus en plus la pertinence d’un bon concept dans la pratique est, à mon avis, également au cœur des problèmes que nous venons d’aborder. En effet, en adoptant la position suivante: Qu’avons-nous à faire des compétences généralistes de l’architecte? Il suffit de mandater des spécialistes. Qu’avons-nous à faire des procédures loyales de mise en concurrence, il suffit d’attribuer les marchés comme bon nous semble, la bonne idée et, en dernier ressort, la qualité seront mises à mal.

Dans la pratique, on a de plus en plus tendance à aller chercher la bonne idée auprès de l’architecte, mais en lui retirant les autres étapes du projet. Que répondez-vous à cela?

Il y a, d’une part, une question de droit d’auteur qui doit être reconnue. La SIA s’est clairement positionnée en ce sens. D’autre part, lorsque l’idée est bonne, ce qui se passe ensuite est moins important. En effet, lorsqu’au début du processus, le concept est bon, une succession de spécialistes, pour parler familièrement, ne peut pas causer beaucoup de dégâts. Si par contre l’idée n’est pas porteuse, les spécialistes, si bons soient-ils, ne peuvent plus renverser la situation. L’argumentation est simple: le gros investissement intellectuel de départ, soit les prestations des mandataires, qui n’est que minime par rapport aux coûts globaux de la construction et de son entretien, est ensuite plus que rentable!

(1) Selon les statistiques de la CCAO, les évaluations négatives (smiley rouge) ont, depuis l’introduction de l’observatoire, baissé, passant de 40% à 11% entre 2007 et 2012.

SÉRIE: ENTRETIENS AVEC LES MEMBRES DU COMITÉ DE LA SIA

Quelles sont les idées et les visions au sein de la SIA et quelles sont les personnalités qui se cachent derrière? Une série d’interviews avec les membres du comité de la SIA approfondissent ces aspects. Après les entretiens avec Hans-Georg Bächtold, directeur de la SIA, Andrea Deplazes, Adrian Altenburger, Valerio Olgiati, Daniel Meyer, Stefan Cadosch, président de la SIA, Nathalie Rossetti et Pius Flury, la présente édition propose une interview réalisée avec l’architecte Eric Frei.

PROFIL

Eric Frei (*1966) a obtenu son diplôme à l’EPF de Lausanne en 1993. En 1995, il s’est installé en tant qu’architecte indépendant à Lausanne, où il dirige depuis 2001, avec Kaveh Rezakhanlou, le cabinet d’architectes Frei Rezakhanlou SA, qui compte quelques douze collaborateurs. Entre 2006 et 2008, Eric Frei a été président de la section vaudoise et, dans cette fonction, l’instigateur, avec d’autres, de la 15n (rebaptisée Journées SIA de l’architecture et de l’ingénierie contemporaines) ainsi que du premier local d’information public de la SIA, soit le secrétariat de la section mis en vitrine,, qui a servi de modèle aux trottoirs ultérieurs des différentes sections. Eric Frei est membre du comité de la SIA depuis 2008.

 

Eric Frei, architecte (photo: Michael Mathis)