28.09.2010 | Sonja Lüthi

Quelle formation en architecture?

Sous le titre «La dualité n’existe plus», l’interview d’Andrea Deplazes parue dans TRACÉS 19/2010, a suscité diverses réactions. Stephan Mäder, directeur du département d’architecture à la Haute école des sciences appliquées de Zurich (ZHAV) a notamment parlé d’un jet d’«œufs pourris» en direction des hautes écoles spécialisées. Afin de poursuivre le débat hors des clivages institutionnels, des représentants d’universités et de HES se sont réunis autour d’une table.

Sonja Lüthi (SL): Pour entrer rapidement dans le vif du sujet, je prierai chaque intervenant de résumer sa position sur la problématique apparemment conflictuelle qui nous occupe, soit l’avenir de la formation en architecture.

Quintus Miller (QM): Dans mon activité d’architecte, j’observe une aliénation croissante face aux réalités et à la signification de la construction en soi. Cette tendance à dissocier forme et contenu s’étend d’ailleurs à la société en général. Notre devoir d’architectes est de nous y opposer. En l’occurrence, la Suisse bénéficie encore d’une position privilégiée: la qualité locale – c’est ma conviction – repose sur l’approche duale, dans l’enseignement comme dans la pratique.

Luca Selva (LS): J’adhère à ce point de vue. La dualité est essentielle. Nous devons maintenant débattre des moyens de la préserver et du rôle des hautes écoles dans son maintien. En ce qui concerne le profil de la HES du Nord-Ouest de la Suisse (FHNV), je peux clairement affirmer qu’elle ne cherche pas à se poser en université. Poursuivant la tradition établie sous Michael Alder et Carlo Tognola, l’enseignement repose fortement sur les réalités du métier. La majorité de nos étudiants sont des dessinateurs en bâtiment titulaires d’une maturité professionnelle – parcours qui demeure la voie royale. Nos choix didactiques correspondent également à ce profil: au contact direct des enseignants – il n’y a jamais plus de 40 candidats par volée – les étudiants au bénéfice d’une première formation dans une branche de la construction sont amenés à passer du «faire» au «savoir-faire». Car notre culture du bâti est aussi faite de solides réalisations moyennes, pas uniquement de prestations de pointe.

Friedrich Häubi (FH): Sur quelques points décisifs, j’aimerais réfuter les affirmations d’Andrea Deplazes telles qu’elles ont été publiées. Que le système de formation dual risque de passer aux oubliettes est avant tout affaire de choix politiques qui ne relèvent que marginalement de notre compétence. Il me paraît plus important d’admettre que nous sommes confrontés à des mutations structurelles que nous ne pouvons contester. Ainsi, des repères jusqu’ici présentés comme inamovibles – les EPF, le profil professionnel SIA – doivent bouger. S’ils ne le font pas, le marché s’en chargera. Enfin, j’insiste sur le fait que je tiens la perméabilité des filières pour un progrès culturel qu’il faut encourager.

Stephan Mäder (SM): Une remarque de portée générale pour commencer: en juin 2010, le Conseil d’architecture a consacré un atelier au thème précis qui nous occupe aujourd’hui. Y ont entre autres participé Daniel Kündig, président de la SIA, et Lorenz Bräker, président du groupe professionnel Architecture de la SIA, ainsi que Valentin Bearth, directeur de l’École d’architecture de Mendrisio – mais aucun représentant des deux EPF. Dans ce contexte, j’avoue ma perplexité face à la date de parution de l’interview d’Andrea Deplazes dans TEC21 33-34/2010 et au contenu de ses propos, si bien que je me réjouis d’autant plus de la présente mise au point.

Voici ma position: le marché s’est, de fait, modifié. Le processus de construction connaît une segmentation continue, dont les architectes sont eux-mêmes partiellement responsables. Sur les chantiers, nombre d’entre eux n’endossent plus les responsabilités qu’ils devraient assumer, mais les délèguent à des spécialistes tiers. Nous devons éviter de commettre la même erreur dans le domaine de la formation, où il faut conserver une large assise. Pour les HES – et je rejoins Luca Selva sur ce point – cela implique de transmettre aux étudiants les raisons de faire une chose et pas uniquement la manière de la faire, et de les aider à synthétiser et à réorganiser leurs expériences.

Andrea Deplazes (AD): Quelques observations: nos profils de formation doivent couvrir ce qui constitue la demande. La complexité appelle une répartition des tâches qui remet fondamentalement en question la perception du rôle de l’architecte. Cela étant, le marché n’est pas une instance externe. Nous sommes tous partie du marché et pouvons également – comme j’en suis convaincu – l’influencer. L’image que j’aimerais défendre est celle de l’architecte classique, qui conçoit et qui sait comment il peut mettre en œuvre ce qu’il envisage.

QM: Comme bureau d’architecture, nous devons viser les 100% de prestations partielles définies selon la SIA. Ce n’est qu’à condition de comprendre quelque chose à la construction que nous pouvons concevoir et planifier de manière efficace et adéquate. Nous devons appréhender le processus de construction dans son ensemble, si nous accordons de la valeur à la qualité bâtie. Nos formations doivent donc correspondre à ces besoins.

De l’ère généraliste à celle des spécialisations?

FH: Pourquoi partons-nous de l’idée qu’il faille viser 100% de prestations partielles? Il ne s’agit-là que d’un modèle parmi d’autres. C’est la sanction du marché – excusez-moi – qui retiendra l’un ou l’autre. Nous savons tous que les aptitudes nécessaires pour mener à bien une réalisation augmentent de manière exponentielle. Qu’est-ce que cela implique pour la formation? En architecture, on part en principe d’une formation généraliste et la spécialisation intervient ultérieurement. Dans d’autres domaines, c’est exactement l’inverse. Pour parvenir au statut de généraliste, il y a manifestement deux voies praticables, également légitimes: l’approche de haut en bas ou de bas en haut.

SM: C’est possible. Mais en définitive, dans ce contexte de spécialisation croissante, la vision élargie qui caractérise le bagage professionnel de l’architecte classique représente une qualité d’autant plus importante. Les «spécialistes» ne doivent être architectes que sur un point – mais qui est absolument essentiel: il doivent être experts sur les questions d’organisation spatiale. Car le réel problème de notre environnement construit n’est pas que des bâtiments présentent des défauts d’étanchéité ou même qu’il y ait des dépassements de crédits, c’est la banalité de la production architecturale moyenne.

AD: Qu’est-ce que cela signifie pour la formation? Aussi bien le généraliste que le spécialiste doit disposer de bases qui sont partagées. C’est la question primordiale: pouvons-nous assurer la transmission des fondements de notre métier et en quoi consistent-ils?

SM: Je pense que nous devons avant tout veiller à ce que le bachelor demeure bon. C’est cela, la base. Au sein du «tech» d’autrefois, nous avions une solide formation de base de quatre ans. Puis, on a introduit le système bachelor/mastère. Or pour nous, il était clair dès le départ que le mastère ne devait pas proposer de spécialisation. Au fond, ce que nous aurions préféré offrir, c’est une formation bachelor de cinq ans.

Modèle des trois régions

SL: Un des mandats de l’Office fédéral de la formation professionnelle et de la technologie (OFFT) portait sur la définition d’offres de formation qui se complètent au niveau des contenus. Le Conseil d’architecture se consacre aussi à cette harmonisation. Dans quelle mesure cette complémentarité est-elle mise en œuvre dans les HES?

SM: Contrairement aux EPF, les HES ont un fort ancrage local. C’est pourquoi, plutôt que sept HES fondamentalement différentes, je trouve intéressant le modèle des trois régions – y compris dans la perspective d’un regroupement des forces. Que l’on pratique l’élevage d’étudiants en nombre restreint dans des filières nouvellement inventées, comme cela se fait maintenant, me paraît problématique. Dans les programmes de bachelor, les ressources devraient être rassemblées. S’appuyant sur cette base, des programmes de mastère pourraient ensuite offrir des approfondissements particuliers en dehors de la formation globale en architecture. Je pense notamment à des domaines d’expertise tels que l’architecture paysagère, le développement territorial, la gestion immobilière, voire la gestion des processus de construction. Un des effets collatéraux positifs de Bologne réside en effet dans la redistribution des cartes que la réforme a entraînée. Les écoles s’emploient maintenant à affiner leurs profils.

FH: Comme HES, nous devons être complémentaires aux EPF et viser les lacunes que nous percevons sur le marché. C’est ce que nous tentons de faire au sein de la haute école bernoise (BFH-AHB) en offrant des options d’approfondissement dès le bachelor. La filière de gestion des processus de construction en est un exemple et il suffit de lire les nombreuses offres d’emploi y relatives pour en connaître les exigences. On peut évidemment débattre de l’étendue de la spécialisation, mais une chose est sûre: les candidats doivent au minimum savoir comment pensent les architectes, sans être eux-mêmes obligés de maîtriser l’architecture.

LS: Au sein de la FHNW, nous avons sciemment renoncé à offrir des programmes de mastère aussi spécifiques. C’est la raison pour laquelle, lors de la fusion des HES des deux Bâle (FHBB), nous n’avons pas voulu reprendre la formation en gestion de la construction dispensée à Windisch. Nous ne voulons que les architectes «pur sucre».

Dissolution des profils

S.L: Monsieur Selva, vous considérez l’apprentissage de dessinateur en bâtiment, sanctionné par une maturité professionnelle, comme le sésame optimal pour l’admission de vos étudiants. Mais le problème ne réside-t-il pas justement dans le fait que ce parcours est de plus en plus rare?

LS: Le problème est réel et il déploie notamment ses effets dans les centres urbains. Si nous voulons maintenir l’excellence du modèle dual – comme c’est notre objectif – les apprentis sont notre base de recrutement. S’ils disparaissent, la légitimité des HES est sérieusement  compromise.

SM: L’apprentissage de dessinateur en bâtiment existe toujours. C’est le métier qui semble avoir disparu.

S.L: Dans l’interview, Andrea Deplazes disait que le problème ne venait pas des universités, mais des HES, et les HES affirment maintenant qu’il ne vient pas d’elles, mais du manque de dessinateurs. Quelles mesures concrètes les HES préconisent-elles aujourd’hui pour contrer la dissolution du modèle dual?

LS: Je crois qu’on a précipité la dissolution du système et des profils avec l’introduction des passerelles. Nous n’avons jamais voulu de ce dispositif.

AD: Il a été imposé aux écoles comme un automatisme.

SM: La perméabilité est malheureusement une donnée sur laquelle nous n’avons guère prise. Au sein de la Haute école zurichoise des sciences appliquées (ZHAV), nous tâchons d’être aussi sélectifs que possible. Mais je connais des écoles qui finissent par n’avoir plus que 10% d’étudiants propres. Comment proposer un modèle didactique dans un tel cas de figure?

La formation de base comme assurance qualitative

AD: Résumons: nous considérons tous la dualité comme un atout et les passerelles – telles qu’elles existent aujourd’hui – comme un problème. Face à cette réalité incontournable, nous devons donc veiller à ce que la qualité de la formation – en premier lieu la formation de base – puisse être assurée. Nous admettons tous n’enseigner que le minimum qui s’avère faisable et non le maximum qui serait souhaitable. La question centrale se pose dès lors en ces termes: quelles sont les bases minimales qu’un architecte – que je définis comme concepteur de l’environnement bâti et médiateur professionnel entre différentes disciplines – doit maîtriser?

QM: Il doit posséder les fondamentaux de la culture architecturale, savoir comment un processus de construction optimisé se déroule chez nous, être capable de réfléchir au «comment» bâtir. Il doit en outre faire preuve d’une extrême curiosité, d’un grand esprit d’ouverture, et être en mesure de se familiariser rapidement avec de nouveaux domaines. Enfin – c’est très important – il doit connaître ses limites. Je crois en effet que nous sommes souvent trop arrogants sur ce point.

FH: L’aptitude à devenir autodidacte: ce propos développé dans l’interview m’a particulièrement plu. Comme établissement de formation, nous devrions accorder une place beaucoup plus centrale à cette capacité. En fin de compte, l’essentiel réside moins dans le fait de ne pas avoir de lacunes que de savoir les combler.

SM: Il nous incombe de définir notre avenir, avant que le politique ne s’en charge à notre place. Comme nous le faisons ici, ou dans le cadre du Conseil d’architecture, nous devons nous mettre autour d’une table et nous disputer au besoin, mais afficher ensuite un front uni à l’extérieur.

AD: Si nous parvenons à une définition commune des savoirs et savoir-faire de base que les titulaires du bachelor doivent maîtriser, nous aurons posé un jalon primordial. A l’EPFZ, nous songeons actuellement à créer un manuel de référence pour tout l’enseignement de la construction au niveau bachelor, à partir de matériaux tirés de l’ouvrage «Architektur konstruieren» et des supports de cours destinés aux apprentis dessinateurs. Cela éviterait que chacun doive décider dans son coin ce que les diplômés de son école sont sensés maîtriser. Les échanges sur les contenus s’en trouveraient facilités et la qualité de la formation assurée – et ce, en dépit de la perméabilité dont nous sommes bon gré, mal gré forcés de nous accommoder.

LS: Mais quel serait alors le rôle dévolu aux HES dans le sens de la complémentarité? Le poly couvre actuellement tous les domaines disciplinaires. Et avec ton livre, Andrea, l’enseignement de la construction est devenu «sexy», même à l’EPFZ.

AD: Au poly, l’enseignement de la construction est étroitement lié à des réflexions conceptuelles. Mais lorsqu’il s’agit de mise en œuvre, les diplômés EPF sont rapidement débordés. C’est là que je vois les meilleures possibilités de complémentarité. Si les dessinateurs en bâtiment venaient effectivement à disparaître, cela ouvrirait un vaste domaine et une occasion de choix aux HES. Il en va de même en matière d’efficacité énergétique, de direction de chantier, etc. Il s’agit d’un ensemble de possibilités, non pas d’ouvrir des voies de spécialisation, mais de prendre en compte les exigences et les demandes d’un marché auxquelles elles peuvent parfaitement répondre.

SM: À mon sens, cette discussion doit être poursuivie dans le cadre du Conseil d’architecture. Pour cela, il faut toutefois une volonté commune à toutes les écoles d’architecture de se joindre à cette instance!

Bilan

  1. La valeur du système de formation dual est confirmée.
  2. Une position critique est adoptée face aux options disciplinaires non coordonnées introduites par les passerelles.

    il faut:

  1. une définition des profils de compétence correspondant aux programmes de bachelor et de mastère en architecture;
  2. la clarification des prestations qu’une formation d’architecture doit offrir par rapport à d’autres filières du domaine de la construction.

Les participants

Andrea Deplazes: arch. dipl. EPF; professeur à l’EPFZ depuis 1997 et directeur de département de 2005 à 2007; président de la commission de la formation de la SIA depuis 2003; bureau d’architectes Bearth & Deplazes avec un total de 20 collaborateurs à Coire et Zurich

Friedrich Häubi: arch. dipl. EPF, Exec. MBA HSG; directeur de la filière bachelor en architecture de la Haute école bernoise Architecture, Bois et Construction (BFH-AHB) et de la filière approfondie en gestion des processus de construction; diverses responsabilités directoriales de 1982 à 2001, dont finalement la direction de Göhner Merkur AG; depuis 2001, entreprise de conseil indépendant pour la direction de projets à Zurich

Stephan Mäder: arch. dipl. EPF; enseignant depuis 1985 au technicum de Winterthur (aujourd’hui Haute école des sciences appliquées de Zurich, ZHAW) et directeur du département Architecture, Conception et Ingénierie civile depuis 1998; bureau d’architectes Mäder+Mächler avec 4 collaborateurs à Zurich

Quintus Miller: arch. dipl. EPF; professeur à l’Académie d’architecture de Mendrisio depuis 2009; bureau d’architectes Miller & Maranta AG avec 35 collaborateurs à Bâle

Luca Selva: arch. dipl. EPF; professeur à la Haute école spécialisée du Nord-Ouest de la Suisse depuis 1999 et directeur de son institut d’architecture de 2007 à septembre 2010 selon le tournus établi; bureau d’architectes Luca Selva Architekten avec 16 collaborateurs à Bâle