06.10.2010 | Lorenz Bräker

Culture du bâti = intérêt public

La Suisse est un cas à part - ou veut l'être. Elle est le pays des avancées prudentes, de la recherche de consensus, du plus petit dénominateur commun. Cela relève d'un système et d'une tradition.

Contrairement à ses voisins européens, elle n'a pas de loi sur les architectes et les ingénieurs, pas de politique culturelle en matière de bâti, sans parler d'une approche globale et cohérente du patrimoine existant ou de l'environnement constructible. Dans la Constitution fédérale, la notion d'"environnement" n'existe que dans l'acception "environnement naturel".

Discours à l'étroit?

Pourtant - abstraction faite des Alpes -, la Suisse est aujourd'hui l'une des régions les plus fortement urbanisées d'Europe occidentale. Or cette densité croissante multiplie aussi les conflits d'intérêts et complique les problèmes. Pour y répondre, il faudrait des perspectives et des stratégies adéquates, ainsi que les compétences pour élaborer des solutions. Car tout coince de plus en plus. Sommes-nous effectivement confinés - au niveau matériel et/ou intellectuel - à la restriction de l'expression diagnostiquée dès les années 50 par le jeune critique d'art et futur écrivain Paul Nizon dans son "Diskurs in der Enge". Devons-nous, comme lui et les protagonistes de son Suvre, nous résoudre à émigrer pour trouver le terreau nécessaire à notre travail? Ou, comme ce transfuge de l'architecture qu'était Max Frisch, finirons-nous par capituler et railler, dans notre grand âge, nos illusions perdues et les naïfs engagements de notre jeunesse?

Effets retard bénéfiques

Si l'on considère le nombre de distinctions internationales remises à des architectes suisses ces dernières années ou l'attirance croissante qu'exercent nos hautes écoles auprès des étrangers, on pourrait légitimement en conclure que l'architecture suisse et ses conditions de production ne se portent pas si mal. L'architecture elle-même est aujourd'hui prisée pour son succès à l'exportation. En réalité, la Suisse - et notre branche professionnelle tout particulièrement - a profité de ce que les rudes vents de la mondialisation l'ont atteinte avec un certain décalage. Et, dans la mesure où notre domaine n'a jamais connu ou ne jouit pas d'une protection institutionnelle étendue, nous avons peut-être été moins secoués que nos collègues européens. Déjà plus ou moins habitués à un marché largement ouvert et non régulé - bien que localement très protégé - nous sommes d'une certaine manière endurcis. D'autre part, tant du côté des concepteurs que des entrepreneurs, notre branche a longtemps pu s'appuyer sur une répartition efficace et clairement articulée des compétences et tâches dévolues à tous les acteurs de la construction. Un partage des rôles qui s'est entre-temps dilué ou a presque complètement disparu, à la suite des récentes évolutions - essentiellement dictées par des raisons économiques - qui sont intervenues dans le domaine de la formation (équivalences en hausse et abandon de spécificités au sein du système dit "dual"). Sans vouloir sous-estimer les réalisations individuelles ou collectives et notamment les innovations issues des meilleures hautes écoles, nous devons bien admettre que nos conditions de production actuelles bénéficient encore dans une mesure non négligeable des résidus de ces pratiques professionnelles autrefois bien rôdées, alors qu'elles n'ont depuis bien longtemps plus cours ailleurs. Sans oublier non plus que celles-ci demeurent portées par une société qui conserve une image de la construction avant tout traditionnelle et axée sur la qualité, ainsi que par des effets retard en matière d'ajustements économiques et politiques. Reste la question: pour combien de temps encore?

La mission de la branche des études

Quant à savoir dans quelle mesure la construction - comprise comme le façonnement de notre environnement "artefactuel" - pourrait actuellement obtenir le statut juridique d'objet d'intérêt public en Suisse, la question est controversée. Ce qui est en revanche certain, c'est que les intérêts individuels prévalent sur les besoins collectifs dans ce domaine et s'y opposent même souvent. Dès le Moyen-Âge, la Suisse a su tirer parti de sa position de zone tampon entre grandes puissances, pour poursuivre et ménager ses intérêts particuliers par le truchement de coopérations et d'alliances de toutes sortes. Et sa structure fédéraliste lui permet actuellement encore de contourner prudemment de potentiels différends internes. Dans un tel pays, il ne serait donc guère réaliste de vouloir, à l'instar d'États centralisateurs, renverser par décret la pondération globale entre intérêts privés et publics. Ce type d'approche, qui favoriserait la mise en Suvre de grandes conceptions d'aménagement, avec le maintien ou la définition d'une culture du bâti, aurait à la rigueur eu sa chance à l'époque pionnière qui a vu la naissance du jeune État fédéral au XIXe siècle, mais plus aujourd'hui. Ce n'est qu'en démontrant patiemment la réelle plus-value de la culture bâtie à toutes les échelles, et en sensibilisant activement et sans relâche l'opinion publique à l'importance sociale d'un cadre de vie conçu et réalisé selon des standards de qualité élevés, que cette dimension culturelle pourra être politiquement reconnue comme "relevant d'un intérêt public" prépondérant. Or les prémisses de cette reconnaissance doivent émaner de nos propres rangs.

Lorenz Bräker, président du Groupe professionnel Architecture, info(at)braeker.ch