10.01.2013 | sia online | Interview avec Beat Flach

«Penser la Suisse comme une ville»

Le 3 mars 2013, le peuple suisse est appelé à voter sur la révision de la loi sur l’aménagement du territoire. Dans l'interview qu’il nous accorde, Beat Flach, juriste et conseiller national, nous explique en quoi la révision aide à dépasser l’«esprit de canton», pourquoi elle est également favorable aux propriétaires et les raisons pour lesquelles il ne faut cependant pas attendre de miracles de l'aménagement du territoire.

Sonja Lüthi: «L’aménagement du territoire est contraire à l’esprit du fédéralisme, de l'autonomie communale, de la propriété privée; l’aménagement du territoire est une affaire très peu suisse», a déclaré Thomas Held à l'occasion de l’inauguration de l’exposition itinérante Darum Raumplanung (Penser le territoire) à Berne. Qu'en pensez-vous, Monsieur Flach?

Beat Flach: Monsieur Held a raison, bien sûr: l’aménagement du territoire est intrinsèquement très peu suisse, puisqu'il s'oppose au concept helvétique de liberté. Néanmoins, l’ordre et l’aspiration à la justice, également inhérentes à l’aménagement du territoire, sont des caractéristiques éminemment suisses. Je dirais plutôt que l'aménagement du territoire se dresse contre les intérêts privés et place l'intérêt collectif au premier plan, ce qui, au fond, ne va pas à l’encontre de l’esprit suisse, mais constitue un vrai défi dans la pratique.

Comment jugez-vous l’aménagement actuel du territoire suisse?

Tout dépend du point de vue que vous adoptez. L’urbanisme a, à mon avis, atteint un très haut niveau. La majeure partie des problèmes ne naît pas dans les villes où l'on peut, pour ainsi dire d'un coup de maître, planifier les espaces libres, la circulation, l'habitat et les activités, mais en zone suburbaine dans les agglomérations et à la campagne où l’aménagement du territoire est assujetti, en grande partie, à la gestion du trafic. Là, de nombreuses erreurs ont été commises, à commencer par la notion de centralisme décentralisé suivant laquelle quasiment chaque chef-lieu cantonal a bénéficié d’un raccordement au réseau autoroutier, indépendamment de la pertinence du projet. Or personne n’a jamais maîtrisé toutes les conséquences de ces aménagements.

Outre la planification du trafic, on évoque souvent le taux d’imposition, qui serait le véritable instrument de contrôle de l'aménagement territorial. Ou l'un des maux de l'autonomie communale. Quelle parade la révision prévue de la loi sur l’aménagement du territoire (LAT) propose-t-elle?

La nouvelle LAT ne marque aucune rupture par rapport à l’autonomie communale et a vraisemblablement aussi besoin de ce mix. Ces dernières années, de nombreuses communes ont cru qu'en instaurant des zones de maisons individuelles, celles-ci généreraient également de bonnes recettes fiscales. Cependant, dans de nombreuses communes du Plateau, le calcul s’est avéré erroné. La mesure a effectivement attiré des personnes, toutefois peu fortunées du fait des hypothèques élevées qu’elles avaient contractées. Les zones de maisons individuelles étant, le plus souvent, situées en dehors du village, cette frange de la population circule principalement en voiture, ne fait pas ses achats au village, etc., ce qui a pour effet de vider le cœur de village.
La révision de la LAT permet d'encourager et de cimenter notamment les idées et les actions sans se soucier des frontières politiques. Pour y parvenir, il faut renforcer le plan directeur cantonal, par ailleurs probablement l’un des meilleurs instruments d’aménagement territorial qui soit à l’échelle internationale. Les cantons sont tenus de formuler clairement, par le biais du plan, le type de développement territorial souhaité, en vue notamment de l’urbanisation vers l’intérieur du bâti, thème central de cette révision. Ils sont également obligés de contrôler les réserves nécessaires en terrains constructibles afin de couvrir les besoins des quinze prochaines années, et ce, non pas en se limitant à l’échelle cantonale, mais en tenant compte de l'ensemble de la région.

L’adéquation des zones à bâtir aux besoins prévisionnels des quinze prochaines années figure déjà dans l’actuelle LAT. On entend souvent les urbanistes dire que la LAT est fondamentalement une bonne loi, mais que son exécution a été un échec. Pourquoi la révision de la LAT n’échouerait-t-elle pas lors de sa mise en œuvre?

La révision de la LAT devra, cela va de soi, passer l’épreuve de la pratique. Elle impose néanmoins un tour de vis dans la mesure où elle définit de manière plus stricte les modalités de l’«urbanisation à l'intérieur du bâti», inscrite pour la première fois dans ses dispositions. Les instruments utilisés sont: l’ancrage dans la législation d’une compensation de la plus-value d’au moins 20% lors des classements en terrains à bâtir, qui doivent freiner tout zonage excessif; l’obligation de réduire les zones à bâtir surdimensionnées, qui concerne en particulier des sites situés hors des zones habitées et dont la construction au cours des quinze prochaines années serait tout sauf raisonnable; enfin, la possibilité pour les cantons d’exiger, grâce à la nouvelle LAT, une obligation de construire, ce qui peut, bien sûr, également aboutir à une utilisation des zones à bâtir existantes.
Contrairement aux insinuations de certains détracteurs de la révision, la nouvelle LAT n’entraînera aucune raréfaction artificielle des terrains à bâtir, bien au contraire: on bâtira également sur des terrains situés dans des zones habitées. Nous ne voulons pas empêcher les constructions, mais empêcher que les terrains à bâtir ne soient thésaurisés ou que le bâti n’ait une emprise sur la «prairie verte». La révision de la LAT nous permettra de mettre un coup d'arrêt à l'émergence d'un «purée urbaine» uniforme de Genève à St. Margrethen.

À la critique d’une «raréfaction artificielle des terrains à bâtir», que vous venez de mentionner, s’ajoute l’obligation de construire que l'Union des arts et métiers et Cie juge «douteuse du point de vue de la législation du sol et hostile au principe de propriété».

Tout d’abord, l'obligation de construire concerne exclusivement les classements en zones à bâtir. Le législateur entend ici la chose suivante: nous procédons à un zonage sur des sites pertinents et souhaitons également y construire. Il ne s'agit pas d’une mesure hostile aux propriétaires, mais, au contraire, d'une avancée bénéfique pour les propriétaires: en effet, si l’on bâtit effectivement là où il est prévu de bâtir, l'utilisation de l'infrastructure est optimale. Il s’agit en soi d’une optimisation du système dont profiteront également les propriétaires. S’ajoute à cela un autre aspect: l'obligation de construire permet de faire clairement le distinguo entre terrains constructibles et terrains inconstructibles. À l’heure actuelle, la situation est proprement aberrante: des propriétaires peuvent faire classer des terrains cultivés en terrains à bâtir tout en continuant à percevoir des subventions pour leur exploitation. La révision de la loi doit mettre un terme à ces pratiques. Les surfaces d’assolement sont des surfaces d’assolement et non des terrains à bâtir camouflés, servant de placement financier. Raison pour laquelle de très nombreux agriculteurs voient la révision de la LAT d’un bon œil.

Les reclassements de zones à bâtir dans des endroits reculés sont-ils réalistes? Les 20% tirés du nouveau pot des compensations de plus-value devraient tout juste suffire.

La première statistique officielle des zones à bâtir en Suisse (ARE, 2007) a montré que ces zones étaient surdimensionnées et souvent mal situées au regard de la demande et des infrastructures . Affirmer que l’on pourrait dans ce cas, résoudre après coup tous les problèmes de manière satisfaisante grâce à une nouvelle loi, est une illusion. On peut cependant empêcher que 13 000 ha supplémentaires ne soient classés sans aucune coordination d'ici à l’horizon 2030.
Dans le même temps, il ne faut pas perdre de vue que les compensations de la plus-value ne doivent pas fournir l’ensemble des ressources financières. Si un projet relève de l’intérêt public d'une commune, les recettes fiscales sont toujours à disposition.

D’un point de vue juridique, quels ont été les défis majeurs lors de l’élaboration de la révision de la loi sur l’aménagement du territoire (LAT)?

Le défi majeur de l’aménagement du territoire, c’est, d’une manière générale, sa pérennité. Prenons pour comparaison la loi sur les routes: je peux installer un panneau limitant la vitesse maximale et, à compter de ce moment-là, la vitesse à respecter sera de 30 km/h. Je peux aussi en mesurer immédiatement les effets. En revanche, la loi sur l'aménagement du territoire me permet d’établir un plan directeur, puis je dispose d’un délai de dix ou quinze ans. Ce n’est qu’à l’issue de cette période que je pourrai vérifier si l'objectif déclaré a été réalisé dans les faits. C’est l’une des grandes difficultés de la législation de l'aménagement du territoire. En outre, les gens trouvent le processus trop lent. C’est sans doute la raison pour laquelle l'initiative résidences secondaires a été acceptée, même si la révision partielle de la LAT du 1er juillet 2011 offrait déjà les instruments nécessaires pour limiter la construction de résidences secondaires. La transposition de l’initiative dans une loi cause à vrai dire de grosses difficultés, car cette dernière comporte une réglementation instaurant des quotas stricts, qui sont en contradiction avec les instruments de l'aménagement du territoire, à savoir la fixation de limites dans le respect des particularismes régionaux.

Selon vous, quelles sont les conséquences de la révision de la LAT sur le travail des urbanistes?

Je suis persuadé que la nouvelle LAT marque l’avènement, pour les urbanistes, d’une période passionnante et stimulante. Avec cette révision, on va en effet enfin commencer à penser la Suisse comme une unité, comme une «ville». La rupture avec l’«esprit de canton» est essentielle. Durant un demi-siècle, nous avons créé une infrastructure complète au-delà des frontières du pays – trafic, approvisionnement, énergie, habitat, sport, santé, etc. –, dont on ne trouve l’équivalent, en d'autres points du globe, que dans les mégacités. Nous devrions, par conséquent, nous mettre à nous percevoir moins comme l’élément d’un village que comme l’élément d’un quartier au sein de la ville Suisse. Et au lieu d'Hyde Park, nous avons les parcs alpins qui n’existent nulle part ailleurs au monde! Mais les aménagistes et les urbanistes ne sont pas les seuls à être très sollicités, les architectes et les ingénieurs le sont aussi: comment remplir, par exemple, les vides, très nombreux à l’heure actuelle, dans les centres désertés des villages sans détruire ces lieux mais, au contraire, en générant une valeur ajoutée?

Quels souhaits formulez-vous pour l’avenir de la ville Suisse?

Je souhaite que nous arrivions à modeler nos besoins humains de manière à laisser aux générations futures la liberté de décider. Alors que la plupart des gens sait, par exemple, que le démantèlement d’une centrale nucléaire est très difficile à réaliser, probablement très peu sont conscients qu’il est quasiment impossible de démonter une route une fois qu’elle a été construite.

1) Sur 32 500 ha de zones d‘habitation, seuls 23 600 ha devraient être nécessaires d’ici 2030; Pour les zones d’activités économiques, seuls 3700 ha sur 20 400 ha de réserves de terrains devraient être nécessaires durant la même période (cf. rapport final: De quelles surfaces à bâtir la Suisse a-t-elle besoin?, ARE, octobre 2008, www.are.admin.ch › Thèmes/Organisation et aménagement du territoire/Urbanisation/Zones à bâtir).

Portrait succinct

Beat Flach, MLaw, CAS aménagement du territoire EPF, est conseiller national (Verts libéraux), membre de la commission des affaires juridiques (CAJ), de la commission de politique de sécurité (CPS) et de la commission judiciaire (CJ) ainsi que juriste en droit de la construction et droit des contrats à la SIA.


Oui à la révision de la loi sur l’aménagement du territoire le 3 mars 2013!

Après de minutieuses délibérations, le Parlement a, le 15 juin 2012, entériné la révision de la LAT au titre de proposition indirecte à l’initiative pour le paysage, ce qui a provoqué le retrait de cette dernière, à la condition toutefois que la loi révisée entre en vigueur. Le 3 octobre 2012, l'Union suisse des arts et des métiers a déposé une demande de référendum contre la révision de la LAT. Les Suisses voteront donc le 3 mai 2013 sur ce point.

La révision de la LAT bénéficie d’un large soutien auprès des associations d'architectes et d’urbanistes (SIA, FAS, FSU, VLP-ASPAN, FSAP, Geosuisse, CHGEOL) ainsi que d’autres organisations (not. les instigateurs de l’initiative sur le paysage). Elle précise et renforce les plans directeurs, lesquels favorisent notamment la planification dans les espaces fonctionnels. Les nouveautés essentielles sont l'introduction d'une compensation de la plus-value d'au moins 20%, l’obligation de construire pour les classements en zones à bâtir et l'obligation de réduire les zones à bâtir surdimensionnées. La nouvelle LAT instaure ainsi des mesures visant à juguler l’urbanisation non coordonnée et la thésaurisation des terrains constructibles, préservant les espaces consacrés à la nature et à l’agriculture tout en créant une marge de liberté pour les évolutions futures (du bâtiment et de l'économie).

Vous trouverez plus d'informations à l'adresse suivante:

www.sia.ch/de/themen/raumplanung

www.ja-zum-raumplanungsgesetz.ch

Beat Flach, MLaw, CAS aménagement du territoire EPF, est conseiller national (Verts libéraux), membre de la commission des affaires juridiques (CAJ), de la commission de politique de sécurité (CPS) et de la commission judiciaire (CJ) ainsi que juriste en droit de la construction et droit des contrats à la SIA. Foto: Michael Mathis, SIA