28.05.2010 | Sonja Lüthi

«La responsabilité n'est pas divisible»

Interview avec Daniel Kündig, président de la SIA.

Monsieur Kündig, vous êtes président de la SIA, rattaché au conseil académique de plusieurs écoles, membre fondateur et exécutif de diverses associations ou fondations et partenaire du bureau d'architecture UC'NA. Quelles sont les motivations de cet engagement tous azimuts?
L'architecture dans sa portée créatrice et le sens des responsabilités que nous autres, architectes, devons assumer face à la société et au nom de nos mandants fondent le centre de mes intérêts. Ces valeurs conditionnent toutes mes activités.

La notion de responsabilité est toutefois indissociable de l'étendue de notre pouvoir. Selon vous, qu'est-ce qui relève encore de la compétence des architectes aujourd'hui?
La responsabilité est aussi affaire d'exigence. En matière de culture bâtie, cette responsabilité-là n'est pas divisible. Elle peut être l'aboutissement d'une concertation interdisciplinaire, mais elle doit être endossée par quelqu'un et lorsqu'il s'agit d'architecture et d'urbanisme, c'est l'architecte généraliste. Je demeure convaincu que les architectes ne le sont vraiment que lorsqu'ils ne se limitent pas à des contributions partielles, mais assument l'entière responsabilité d'une opération. En pratique, les architectes devraient donc s'efforcer d'intervenir très tôt dans les processus de développement.

L'architecture est par essence politique

Plus on s'implique tôt dans une procédure, plus les problématiques en jeu sont en général de nature politique. Dans quelle mesure pensez-vous que les architectes doivent s'engager à ce niveau?
L'architecture est par essence politique. Aucune action n'est apolitique. La question est de savoir comment on réagit à cela. Comme concepteurs, nous sommes peu représentés au sein des organes élus. Mais est-il vraiment important que des architectes siégent au Parlement ou au Conseil fédéral? Je ne crois pas. A mon sens, nous devons d'abord mieux détailler la valeur de notre travail et la répercuter plus fort, soit accroître la visibilité de nos compétences. Je considère la crise financière et la faillite des théories ultra-libérales comme une occasion de réintroduire davantage de questions qualitatives dans le débat social et de les traduire en objectifs politiques.

Vous présidez la SIA depuis près de dix ans. Qu'est-ce qui vous a initialement motivé à accepter cette fonction?
Les profonds différends qui ont opposé les architectes et les ingénieurs au sein de la SIA et presque abouti au schisme entre ces disciplines. Cet épisode a forgé ma conviction que nous ne pouvions faire face à nos responsabilités fondamentales envers la collectivité, que si nous étions capables d'instaurer une culture de collaboration, de renouveler notre image et d'ancrer notre mission auprès du public. Lors des premières discussions que j'ai eues avec Lorenz Bräker, qui m'avait sollicité pour la présidence, j'ai en outre réalisé que beaucoup d'instruments essentiels au travail des praticiens étaient remis en question et qu'il fallait également trouver un nouveau cap sur ce plan-là. A l'époque, la SIA a par exemple dû réagir à une menace de plainte pour activités cartellaires, brandie par la Commission fédérale de la concurrence.

Comment l'idée que vous vous faisiez de la SIA a-t-elle évolué?
Au départ, j'ai été surpris de découvrir qu'un très grand nombre de concepteurs, au bénéfice d'un haut niveau d'expertise, contribuaient depuis près de 175 ans à garantir la qualité du patrimoine bâti à titre bénévole et sans le moindre ancrage institutionnel. Non seulement ces prestations sont fournies par la SIA en l'absence de tout mandat officiel, mais le monde politique ne montre aucune prise de conscience, sans même parler de reconnaissance, pour l'Suvre de fond ainsi constituée. Or si elle avait été menée aux frais de la collectivité, l'élaboration des normes, règlements et autres documentations aurait certainement coûté des milliards. J'ai aussi pu me convaincre que les graves conflits d'intérêts apparus au sein de la SIA n'étaient pas d'ordre idéologique, mais relevaient d'enjeux fondamentaux.

Pas de hiérarchisation des modèles énergétiques

Si nous considérons les priorités actuelles de la SIA, il semble pourtant que le débat énergétique en particulier engendre une polarisation aussi bien factuelle qu'idéologique.
L'objectif est univoque: réduire drastiquement les gaz à effet de serre - que ce soit en diminuant la consommation ou en développant la production d'énergie propre. En amont de ce constat, on a deux attitudes distinctes, assorties de perspectives et de missions divergentes: si l'on estime disposer de suffisamment d'énergie solaire pour couvrir les besoins mondiaux, le but n'est plus d'économiser, mais de diffuser cette énergie de manière appropriée. L'autre posture est plus réticente: on ne peut plus se permettre de gaspiller de l'énergie que nous n'avons pas encore et d'ici là, il s'agit de construire avec une efficience maximale. Les deux postulats sont techniquement défendables et nécessaires. Quelle est dès lors la tâche de la SIA? Elle doit représenter les différents modèles et mettre à disposition des outils correspondants - mais ce n'est pas à elle de se substituer à la collectivité pour dire qu'une option est meilleure que l'autre. La SIA doit différencier et prendre en charge les enjeux relatifs à l'énergie grise, à l'eau grise, à la mobilité induite, à la distribution de l'énergie, et les relier à toutes les autres exigences inhérentes à la construction. En même temps, nous devons veiller à ce que la problématique ne débouche pas sur des visions unilatérales, telles que les programmes d'incitation ont souvent tendance à les favoriser. On cherche alors des recettes et nombre d'initiatives dans le domaine énergétique multiplient ensuite les réponses toutes faites. Cela amène par exemple à affubler d'un "pullover" un bâtiment qui ne présente aucune durabilité. Ce faisant, on immobilise du capital qui ne sera plus à la disposition de la génération suivante.

Cinq ans de formation pour l'architecture

A côté de la problématique énergétique - et dans la foulée de la réforme dite de Bologne - la SIA s'est aussi beaucoup impliquée dans les débats sur la formation.
Je considère la formation comme un enjeu capital, mais la réflexion va bien au-delà des questions soulevées par la réforme de Bologne. Elle requiert une intime compréhension des réalités de la pratique et une étroite collaboration avec les institutions de formation. Un résultat tangible de ces échanges est la création du Conseil d'architecture (Architekturrat), qui réunit les deux EPF, les HES et l'USI, participe à la définition des filières de formation et soutient la thèse de la SIA pour une formation architecturale d'une durée de cinq ans, avant toute spécialisation. La création du conseil analogue pour l'ingénierie est prévue l'en prochain.

Les structures établies par Bologne autorisent-elles encore une marge de manoeuvre?
La réforme a incontestablement entraîné une scolarisation des premières années d'études universitaires, tandis que la laborieuse assimilation des filières EPF et HES - au détriment des formations proches de la pratique - va à l'encontre d'une différenciation des compétences conforme à la réalité professionnelle. Cela étant, la réforme est encore trop récente pour en juger l'impact effectif et je fais confiance aux effets correcteurs des dynamiques actuellement à l'Suvre dans chaque école. Et la SIA continuera bien sûr à s'engager en faveur du système de formation dual. Cette année, l'une des priorités de l'initiative pour la formation porte justement sur l'évolution et la consolidation du profil "Directeur/trice de travaux".

Davantage de transparence dans la passation de marchés et l'aménagement territorial

Je souhaiterais ajouter quelques mots sur les autres objets prioritaires de la SIA pour 2010.

  • Vu que la révision de la Loi fédérale sur les marchés publics a échoué, de grosses lacunes demeurent en matière d'adjudication de prestations de nature intellectuelle. Dans l'économie de la construction, la recherche d'offres implique des procédures délicates qui appellent une transparence maximale. Le sujet devient d'autant plus épineux lorsque des clients, notamment la KBOB, créent leurs propres bases contractuelles. Notre tâche est de veiller à ce que celles-ci n'engendrent pas un cartel des mandants, mais respectent les principes du partenariat au contrat.
  • Il est également temps que la SIA fasse valoir son expertise sur le front du développement territorial. Il est en effet inconcevable qu'une administration élabore une loi d'une portée aussi fondamentale sans s'assurer qu'elle sera acceptée en consultation. Malgré la formulation d'objectifs initiaux qui allaient foncièrement dans la bonne direction, la révision a donc échoué. Nous pensons que là encore, il faut agir en toute transparence et instaurer un débat factuel, afin de définir des stratégies recevables. Sans cela, on favorise le dépôt d'initiatives qui, à l'instar de celle pour le paysage, ne servent que des intérêts tout à fait particuliers et ne permettent plus de développements porteurs d'avenir.


Un projet clé pour la SIA elle-même porte sur la réévaluation de sa propre organisation. Or elle semble prendre un tour plus large que prévu.
Dix ans après la réorientation de la Société, un bilan s'imposait: avons-nous atteint les objectifs d'alors et sinon, pourquoi? Ces objectifs sont-ils du reste encore d'actualité? Où se concentrent quels pouvoirs et pour quelles raisons? Comment une organisation à but non lucratif travaille-t-elle efficacement? Si nous voulons renforcer notre influence, nous devons réduire les interfaces, simplifier les procédures, éliminer les doublons. Il est donc indispensable de réexaminer la stratégie, les procédures et les structures définies il y a une décennie. Non pas que nos collègues s'y seraient mal pris à l'époque, mais parce que les conditions cadres sont radicalement modifiées entre-temps. Cela aura inévitablement des répercussions sur nos structures. Mais nous n'y toucherons qu'en dernier, car elles sont le reflet de procédures, elles -mêmes dictées par une stratégie, qui est à son tour motivée par notre mission et nos objectifs. Autrement dit, quel est le but de la Société? Dans quelle perspective Suvrons-nous?

La perspective de la SIA

Alors, dans quelle perspective la SIA inscrit-elle son action?
Elle s'attache au développement durable du patrimoine naturel et bâti en Suisse. Ce but doit être au cSur de tous nos engagements. Là-dessus, le consensus est maintenant acquis et il est fondamental: en d'autres termes, ce n'est pas le moi qui est au centre, mais l'objet bâti.

Pour conclure, une question tirée de l'Suvre "Achtung: die Schweiz": "Qu'entreprendais-tu, si tu étais pour une fois en mesure de réaliser ce que tu veux?"
Exactement ce que je fais. Peut-être avec un peu moins de bureaucratie (rire). Et avant de quitter la présidence, je veux relancer encore une fois le projet de loi sur l'architecture. Ce texte doit protéger la société et les maîtres de l'ouvrage contre l'incompétence, garantir aux architectes suisses le même accès international aux marchés qu'à leurs collègues étrangers et assurer l'ancrage légal de l'architecture comme prestation de nature intellectuelle. Car la prétendue ouverture des marchés selon l'OMC a de facto entraîné tout le contraire pour nos professionnels, qui ne sont pas organisés en chambres des métiers. La conjoncture est aujourd'hui propice à un renversement de la vapeur!

Interview menée par Sonja Lüthi, rédactrice SIA