14.01.2014 | sia online | Interview avec Daniele Biaggi

«Nous devons nous affranchir de l’étroitesse de nos structures»

Interview avec Daniele Biaggi, géologue et membre du comité SIA

La gestion du territoire – qui inclut celle du sous-sol – a connu de grosses transformations. Dans cette interview Daniele Biaggi explique de quoi il retourne et pourquoi un nouvel ajustement de nos perspectives est souhaitable.

 

Sonja Lüthi : Monsieur Biaggi, vous fédérez les intérêts du groupe professionnel Environnement au sein du comité de la SIA. Votre prédécesseur était ingénieur forestier, tandis que vous êtes géologue. Pouvez-vous nous dire quelles thématiques vous souhaitez que la SIA intègre?

Daniele Biaggi : A mon sens, un bon comité se distingue par une composition équilibrée. Il y faut une part de visionnaires, qui lancent des idées nouvelles. Mais il y faut aussi des travailleurs plus effacés, qui écoutent, se laissent convaincre par une de ces idées, puis mettent tout en oeuvre pour la concrétiser. Je me range plutôt dans le second groupe.

Quels sont, selon vous, les grandes thématiques au sein de la SIA et où commenceriez-vous par engager des mesures?

Pour moi qui vis un changement de cap, l’aménagement du territoire – dont je m’occupe pour le comité dans le conseil d’experts ad hoc – est un enjeu passionnant. Et je considère comme un réel plus que cet organe englobe aussi des spécialistes qui ne sont pas «estampillés» aménagistes. Dans ce contexte, je peux apporter une contribution particulière sur les enjeux liés à l’exploitation du sous-sol, soit sur les usages et la protection de la dimension territoriale souterraine.

Entre conflits d’intérêts, surexploitation et réglementation lacunaire, la notion d’«exploitation du sous-sol» évoque diverses problématiques. Qu’entendez-vous exactement par sous-sol et où se situent les défis?

Notre conception du sous-sol a beaucoup évolué au cours des dernières années et avec elle, la perception du potentiel et des risques qui s’y rattachent. On peut en gros distinguer trois phases: jusqu’à la fin de la décennie 1970 à peu près, le sous-sol a été assimilé à un bien économique. Les activités des géologues suisses se concentraient sur l’extraction de matières premières, au service de l’industrie pétrolière p.ex., et ils travaillaient avant tout à l’étranger. Puis on s’est avisé que la Suisse disposait aussi de matières premières importantes: outre les nappes phréatiques, celles-ci englobent les graviers, le sable et les roches dures. Cela a finalement débouché sur la deuxième phase, marquée dans les années 1990 par les enjeux de protection du sous-sol. La nouvelle législation sur la protection des eaux et l’ordonnance sur les sites contaminés en sont notamment issus. Et la troisième phase découle directement de l’extension soutenue des constructions. On s’est mis à bâtir dans des zones délicates, où l’on ne se serait jamais risqué à le faire auparavant, et à de nouvelles profondeurs, où l’on se trouve confronté aux dangers et aléas propres au sous-sol. Pour caricaturer, il s’est tout à coup agi de veiller avant tout à la protection de l’homme et de ses ouvrages face à la menace du sous-sol.

Où en sommes-nous aujourd’hui?

Le développement fulgurant de la géothermie de surface au cours des vingt dernières années, celui de la géothermie profonde et l’intérêt renouvelé pour la présence de gaz en Suisse remettent l’usage du sous-sol sur le devant de la scène. Le domaine souterrain n’est donc plus uniquement un élément à protéger ou un obstacle à l’extension du bâti, mais aussi une réserve de richesses. Il est dans ce sens intéressant de relever que dans sa version allemande, notre Code civil (CC) ne parle pas du sous-sol (Untergrund), mais de l’«Erdreich», littéralement de la ressource que représente la terre riche!

La redécouverte des richesses souterraines semble toutefois avoir quelques longueurs d’avance sur la réglementation applicable: à qui appartient la ressource terre et dans quelle mesure y a-t-il une pondération des intérêts en présence?

A mon sens, la Suisse a résolu la question de façon géniale par le passé. L’article 667 CC, qui traite de l’étendue et des limites de la propriété du sol stipule que celle-ci ne va pas au-delà de la profondeur utile à son exercice. Tout ce qui se situe au-dessous relève du domaine public, donc est constitutionnellement en mains des cantons. Cette disposition garantit depuis plus d’un siècle la réalisation de tunnels ferroviaires, de galeries d’écoulement et d’autres ouvrages d’infrastructure sans conflits de droits réels. L’arrivée des sondes géothermiques a toutefois buté sur les limites de cette solution. Quelques cantons ont donc introduit une disposition qui prolonge ce droit de propriété jusqu’à 400 m de profondeur – mais uniquement pour ce qui concerne la chaleur terrestre, à l’exclusion d’autres matières premières.

Depuis 2006, la géothermie profonde, avec des sondages en vue de produire de l’électricité, fait parfois la une des journaux. Quel est, selon vous, le potentiel de cette technologie dans le contexte Suisse?

Je me garderai bien de tout pronostic à l’heure actuelle. En Suisse, nous n’avons à ce jour pas plus d’une poignée de sondages profonds vraiment bien documentés. Soit quelques modestes pointages. La réalité du sous-sol plus profond nous échappe encore largement. Chose que les élus ont entre-temps reconnue. Des propositions valables ont donc été avancées, qu’il s’agit maintenant de concrétiser. Je ne me prononcerai pas davantage sur le projet en cours à Saint-Gall ; ça n’aura de sens que lorsqu’il sera achevé. J’espère de tout cœur que malgré les problèmes posés par l’apparition de gaz, le succès sera au rendez-vous.

Reste que les appétits sont nombreux et que l’espace à disposition en sous-sol se raréfie. Comment ces développements se traduisent-ils dans votre pratique de géologue?

Au siècle dernier, nous géologues étions privilégiés dans la mesure où nos tâches nous amenaient quasiment à nous égayer «dans les prés». Les examens qu’on nous confie aujourd’hui – mot d’ordre: densification intra-urbaine – nous mettent devant des défis bien différents. Outre le sous-sol naturel, qui relève de notre savoir de géologues, nous sommes du coup également confrontés à des strates d’origine humaine. Conduites et canalisations, anciennes fondations, remblais et contaminations souterraines font en effet partie des couches proches de la surface dans les zones urbanisées. Or cette «géologie anthropo-générée» est assez imprévisible. (Rire)

La densification croissante du bâti entraîne aussi un risque de dommages plus élevés en cas de catastrophes naturelles. En 2013, la SIA a mis la problématique des dangers naturels au nombre de ses priorités stratégiques. Qu’entreprend-elle dans ce sens?

Nous nous focalisons sur les publics-cibles à atteindre: or ce ne sont pas les spécialistes, qui sont suffisamment au fait des problèmes, mais une majorité représentative de nos membres. C’est l’audience que nous souhaitons sensibiliser à ce thème en lui fournissant des informations utiles. Un volet essentiel du travail consiste à proposer un fil conducteur parmi la multitude de supports informatifs déjà disponibles.

La protection contre les dangers naturels peut grossièrement se résumer à deux types de stratégies distinctes: on considère les aléas naturels comme une donnée inévitable et l’on prend des mesures avant tout destinées à vivre avec. Ou alors, on cherche à supprimer le danger à la source. Quelle philosophie prévaut en Suisse?

En 2002, la plate-forme nationale «Dangers naturels» PLANAT a appelé à adopter une nouvelle approche, pour passer de la pure défense contre les dangers à une culture du risque, soit une «vie avec les aléas naturels». Ce changement d’attitude s’inscrit sur un arrière-plan historique: durant une bonne génération, la Suisse est restée épargnée par des dégâts majeurs d’origine naturelle. Puis, 1987 a marqué un tournant avec les inondations qui ont frappé Uri et Poschiavo. Ensuite d’autres événements, tels que la tempête Vivian et l’éboulement de Randa, se sont enchaînés. Au début, la population attendait encore des pouvoirs publics qu’ils suppriment de tels dangers ou les tiennent au moins «en respect». La gestion des risques naturels a été très clairement déléguée à l’État. Entre-temps, la conscience de l’impossibilité d’une protection totale a toutefois fait son chemin. Il s’agit avant tout d’apprendre à fixer des priorités et de déterminer quel niveau de sécurité et à quel prix s’avère adapté à un cas particulier. Comme concepteurs, nous nous retrouvons ainsi en première ligne dans ce type d’arbitrages.

Monsieur Biaggi, pour terminer, je vous demanderai tout de même de vous muer un instant en visionnaire: si vous disposiez d’un milliard de francs, à quoi l’emploieriez-vous?

Alors, vous feriez mieux de commencer par éteindre l’enregistreur… (rire) Je remettrais en question les structures politiques en place pour y apporter des correctifs. Je vous donne un exemple: une commune doit avoir une certaine taille pour remplir et financer sa propre école primaire; si elle est un peu plus grande, elle disposera d’un établissement de niveau secondaire. Si l’agglomération est encore plus importante, on aborde les domaines de la gestion professionnelle de l’approvisionnement en eau, de l’exploitation d’une STEP ou d’un hôpital, et il arrive un moment le champ est suffisamment étendu pour envisager un aménagement raisonné du territoire. Ce que je veux dire, c’est que l’étroitesse de nos structures n’est tout bonnement plus adaptée à la complexité des défis actuels. A petite échelle, elles ont certainement leur raison d’être. Mais pour les grands enjeux, elles restent encore souvent à créer ou alors à mettre réellement en œuvre.


Série d’entretiens avec les membres du comité de la SIA

Quelles sont les idées qui motivent la SIA et les personnalités qui l’animent? Une série d’interviews des membres du comité interroge les fondements de leur engagement. Après les interviews du directeur du bureau, Hans-Georg Bächtold, d’Andrea Deplazes (TRACÉS 19/2010), d’Adrian Altenburger (TRACÉS 18/2010), de Valerio Olgiati, de Daniel Meyer (TRACÉS 10/2011), du président de la SIA Stefan Cadosch (TRACÉS 08/2012), de Nathalie Rossetti, de Pius Flury et d’Eric Frei (TRACÉS 15-16/2013), la parole est au géologue Daniele Biaggi.


Profil

Daniele Biaggi (*1963) est géologue et ingénieur économiste de formation. Dès 2002, il a été le collaborateur dirigeant, puis dès 2009, le président du conseil d’administration du Geotechnisches Institut AG, qui occupe trente collaborateurs basés dans ses filiales du Jura, du Plateau et des Alpes. A côté de son activité professionnelle, Daniele Biaggi s’implique depuis 2001 dans la politique associative, d’abord comme membre du comité de la Société suisse d’hydrogéologie et finalement comme président de l’Association suisse des géologues. Depuis mai 2013, Daniele Biaggi est membre du comité et trésorier de la SIA.

 

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